Les statistiques comme instrument politique

— Par Arnaud Saint-Martin, sociologue —

statistiquesLes travaux d’Alain Desrosières invitent à relativiser et à remettre en question
la dictature du chiffre qui a pris possession de l’espace médiatique.

Les statistiques publiques sont intrinsèquement politiques. Elles constituent un outil de gouvernement, une affaire d’État même, et c’est pourquoi il est plus que jamais utile d’en comprendre la genèse, le développement et les effets sur et dans la réalité sociale. C’est à tout le moins le programme qu’Alain ­Desrosières (1940-2013) propose de remettre sur le métier dans Prouver et gouverner, son ultime livre. Il y reprend nombre d’acquis de travaux antérieurs, parmi lesquels le classique et durablement influent la Politique des grands nombres (1993). Les thèmes ne manquent pas pour nourrir cette sociologie des statistiques : méthodes de calcul, indicateurs de performance, benchmarking, évaluations en tout genre et classements débordant les administrations publiques sous l’ère néolibérale, etc. Inclassable chercheur et expert ès classements, ingénieur de formation, théoricien et praticien de la statistique à l’Insee, où il officia des décennies en qualité d’administrateur, Desrosières livre des analyses ciblées et percutantes. Bien que les problèmes examinés requièrent un minimum de familiarité avec l’« argument statistique », le propos est accessible et sans jargon. L’auteur n’a d’ailleurs aucun mal à dégager les enjeux scientifiques et politiques, tant les statistiques publiques sont omniprésentes dans nos vies et la « dictature du chiffre » généralisée. Comment les chiffres agissent-ils dans le monde ? En quoi consiste leur « performativité », c’est-à-dire leur capacité à faire advenir des réalités sociales du simple fait d’être énoncés par des organismes publics comme l’Insee ? Il se trouve que l’on peut littéralement faire (et défaire) des choses avec des chiffres. Complétant un travail de catégorisation, des indicateurs quantifiés participeront par exemple de la formation d’un phénomène ou d’un groupe social, de sa mise en visibilité dans la société. Dans la nomenclature des « professions et catégories socioprofessionnelles » à la refonte desquelles Desrosières participa au début des années 1980, on retrouvera une multiplicité de termes (cadres, employés…) qui, dans l’ensemble, structurent une représentation statistique du monde social, dans laquelle les groupes « réels » pourront (ou pas) se reconnaître (« je suis cadre sup »)….

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Prouver et gouverner. 
Une analyse politique 
des statistiques publiques, d’Alain Desrosières. Éditions La Découverte. 256 pages, 24 euros