Dans les Antilles françaises, un malaise profond semble s’installer durablement, prenant racine dans la violence d’une certaine jeunesse en perdition , gangrenant le tissu social et mettant à mal les fondements mêmes de la démocratie locale. La violence, désormais quasi quotidienne en Guadeloupe tout comme en Martinique , apparaît comme le symptôme d’une société en décomposition silencieuse, où les repères collectifs s’effritent au même rythme que les espoirs de transformation économique . Le premier semestre 2025 témoigne déjà d’un niveau d’insécurité dramatique : 27 homicides volontaires en Guadeloupe et dans les îles du Nord, dont 16 par arme à feu, ainsi que 110 tentatives d’homicide. En Martinique, le 15e meurtre de l’année vient d’avoir lieu, victime d’une balle tirée en pleine rue. Ces chiffres, au-delà de leur brutalité, illustrent une dérive inquiétante, où la banalisation de la mort côtoie l’indifférence citoyenne. Nous sommes confrontés à une faillite collective.
Cette explosion de violence ne peut plus être interprétée comme une succession d’actes isolés. Elle s’inscrit dans une dynamique structurelle, une forme de délitement social irréversible où une partie de la jeunesse, désenchantée, tourne résolument le dos aux institutions. Le désengagement civique – politique, associatif, intellectuel – ne relève plus du simple désintérêt passager : il devient une rupture. Une rupture avec les espaces traditionnels d’expression, une rupture avec les figures d’autorité, et surtout, une rupture avec un système démocratique perçu comme obsolète, inopérant, voire complice d’une réalité marquée par l’injustice et l’exclusion.
Dans ce vide laissé par le repli des institutions, le narcotrafic prospère. La drogue s’installe non seulement comme un fléau sanitaire et sécuritaire, mais aussi comme une économie parallèle incontournable. Estimée à 400 millions d’euros par an, cette manne financière occupe une place si importante qu’il semble presque illusoire d’y mettre fin sans proposer une alternative crédible. Le problème est systémique. Vingt-sept pour cent de la population vit sous les minima sociaux, et l’argent facile de la drogue devient, pour certains, le seul horizon. Or, lutter contre le narcotrafic sans reconfigurer l’économie locale avec un changement de modèle , sans offrir de véritables perspectives d’insertion et d’émancipation, revient à combattre une hydre en n’en coupant que l’une de ses têtes. Le journal Le Monde vient de consacrer un important travail journalistique sur les cartels de la drogue à l’assaut des Antilles. Et pour le journal Le Monde , le cœur de la problématique du narco-traffic réside aussi dans l’absence criante de régulation efficace. Les ports antillais, portes d’entrée et de sortie du commerce caribéen, se transforment en véritables passoires. À Jarry ou à Fort-de-France, les conteneurs arrivent et repartent sans que les contrôles ne soient à la hauteur des enjeux. Les infrastructures logistiques sont dépassées, les accès sécurisés manquent de rigueur, et la gestion des badges d’entrée, transférée à Paris, illustre une déconnexion flagrante entre le centre de décision et les réalités du terrain. Comment espérer enrayer l’acheminement de plusieurs tonnes de cocaïne vers l’Europe, quand un docker soupçonné de trafic peut continuer à travailler, voire être promu, jusqu’à sa condamnation définitive ?
Sur le plan militaire, la mobilisation est bien réelle. Le vice-amiral Nicolas Lambropoulos rappelle que cent jours par an sont consacrés à la lutte contre les « narcos », et que les forces armées sont sur le pont. Mais là encore, le cloisonnement entre administrations freine l’efficacité. Le manque de coordination, l’absence d’un préfet maritime dédié aux Antilles, l’insuffisance d’effectifs douaniers, et les blocages syndicaux dans les ports viennent affaiblir une réponse publique déjà trop dispersée. Le constat est partagé : face à un ennemi organisé, rapide et structuré, les institutions ressemblent à des « vigies aveugles », figées dans leurs routines administratives, pendant que l’ennemi, lui, est déjà au pied des murs.
Pourtant, la crise n’est pas uniquement sécuritaire. Elle est aussi générationnelle. Elle prend sa source dans le fossé grandissant entre une fraction de la jeunesse violente souvent désillusionnée et des élites vieillissantes. En Guadeloupe comme en Martinique, ce sont encore les sexagénaires et les septuagénaires qui portent, à bout de bras, le débat intellectuel et l’engagement civique. La relève semble absente, ou du moins réduite au silence car à l’extérieur de nos territoires . Le baromètre Djepva révèle qu’un jeune sur deux estime que sa voix ne compte pas dans les espaces où il évolue. L’école, l’entreprise, les associations sont perçues comme des lieux de verticalité, où la parole juvénile est reléguée au second plan, au mieux tolérée, rarement valorisée, car inaudible.
Ce déficit d’écoute, doublé d’un manque de représentation, alimente un cercle vicieux. Moins les jeunes se sentent entendus, moins ils participent. Moins ils participent, plus ils se coupent de la sphère publique, ou choisissent l’exil vers l’Hexagone – ou désormais vers l’étranger, dans une fuite qui en dit long sur le décrochage d’un pan entier de la population. La politique locale n’échappe pas à cette crise de confiance. Figée, souvent incarnée par des visages grisonnants, elle peine à incarner la nouveauté, l’audace ou même simplement la pertinence face aux urgences contemporaines : emploi, environnement, justice sociale.
Dans un tel contexte, il serait tentant de conclure à une dépolitisation irréversible. Mais cela reviendrait à ignorer les formes nouvelles que prend l’engagement. La jeunesse antillaise n’est ni apathique ni indifférente. Elle investit les réseaux sociaux, crée ses propres plateformes de revendication, initie des mouvements citoyens alternatifs. Cette effervescence numérique, bien que souvent désorganisée, témoigne d’un désir de transformation. Elle reste cependant orpheline de relais institutionnels, enfermée dans un entre-soi digital qui ne trouve pas d’écho dans les structures de pouvoir traditionnelles.
Il est donc urgent de refonder le pacte civique. Non pas en cherchant à ramener de force les jeunes dans les moules anciens, mais en inventant de nouveaux cadres, plus horizontaux, plus participatifs, plus sensibles aux mutations culturelles. Cela suppose aussi qu’il faut s’interroger sur la nécessité de durcir le ton et prendre un choix culturel clair. Car la musique, omniprésente dans le quotidien des jeunes, n’est pas neutre. Certains courants musicaux dominants véhiculent des modèles de réussite violents, axés sur l’argent facile, le pouvoir, la domination. Cette esthétique de la transgression, bien qu’expressive, finit par formater les imaginaires et nourrir les dérives. Promouvoir des alternatives culturelles apaisées, stimulantes, enracinées dans la réalité des Antilles, devient un impératif de santé publique autant que de cohésion sociale.
À ce stade, le réveil est brutal. Mais il n’est pas trop tard pour opérer des ruptures radicales. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement la sécurité ou l’ordre public, c’est la capacité des sociétés antillaises à se réinventer collectivement. La jeunesse est l’avenir, dit-on. Mais cet avenir ne prendra forme que si l’on investit sincèrement dans le présent. Il appartient à l’ensemble des forces vives de Guadeloupe et de Martinique – élus, intellectuels, éducateurs, artistes, citoyens – de préparer l’avenir en tendant la main à cette jeunesse, non comme un problème à gérer, mais comme une ressource à écouter, à comprendre, à accompagner. Car sans elle, il n’y aura ni vie démocratique, ni renouveau intellectuel, ni paix durable. Mais la question se pose déjà avec acuité : n’est -t- il pas trop tard pour renverser la situation sans émergence d’un régime autoritaire ?
Quoiqu’il en soit, j’appelle donc dès demain à une parole de vérité, sans fard ni faux-semblants, sur l’état réel de nos sociétés insulaires, sur les limites de nos marges de manœuvre, et sur les défis titanesques que nous devons demain affronter ensemble.
Nous avons trop longtemps entretenu l’illusion qu’un changement de statut pourrait à lui seul réparer les fragilités d’un modèle économique et social exsangue et répondre aux attentes sécuritaires croissantes. Or, l’histoire et l’expérience démontrent que ce sont les bases productives, la qualité de l’éducation, la capacité d’adaptation aux mutations technologiques et l’ancrage dans des réseaux de solidarité robustes qui font la résilience des territoires. Ce n’est pas l’étiquette institutionnelle qui fera reculer la violence et faire prospérer la Guadeloupe, mais notre capacité collective à anticiper, à changer le modèle économique actuel, à nous former, à produire local , à innover, à préserver nos solidarités et à faire nation, à notre échelle.
Le débat sur l’autonomie est légitime. Mais il ne peut être ni aveugle ni naïf. Il ne peut occulter le fait que sans ressources financières , sans compétences humaines structurantes, sans maîtrise des outils du XXIe siècle, sans vision prospective partagée d’un prochain changement de paradigme avec l’Intelligence artificielle et le changement climatique , l’autonomie ne serait pas un progrès, mais un précipice. Le statu quo n’est pas une solution, mais la fuite en avant l’est encore moins.
Il est donc temps d’un sursaut lucide, d’un nouveau contrat de confiance entre la société civile, les élus et l’État. Un contrat fondé non pas sur des promesses de pouvoir, mais sur des engagements clairs pour investir dans la jeunesse, dans l’économie locale, dans la formation, dans la transition numérique et écologique. L’avenir ne se construira ni dans la nostalgie d’un modèle départemental essoufflé, ni dans l’ivresse d’une autonomie incantatoire, mais dans l’invention patiente, courageuse et responsable d’un projet de société adapté aux réalités du siècle.
La Guadeloupe et la Martinique méritent mieux qu’un slogan institutionnel. Elles ont besoin d’une vision prospective et surtout d’un cap .
Jean-Marie Nol économiste