Naufraghi senza volto 

— Par Michèle Lamarchina —

Délaissant la peinture abstraite, il s’était depuis longtemps spécialisé dans les portraits. Est-ce que pour faire un portrait on avait besoin des traits d’un visage? Est-ce qu’un visage, se résumait en un ensemble de traits? Pas essentiellement, s’il fallait en croire le dictionnaire. Visage: Partie antérieure de la tête d’un être humain, limitée par les cheveux, les oreilles, le dessus du menton.

Il en avait vu des visages! Il en avait examiné quelquefois quand la lumière était bonne, il en avait même contemplé à l’aube ou dans la lumière de midi, sans jamais se lasser de cette infinie diversité. Une cohorte de visages, une théorie: visage asymétrique, irrégulier, allongé ou rond, étroit, anguleux, bouffi ou émacié, basané ou blafard, flétri ou juvénile, c’était à n’en pas douter le plus intéressant des paysages. Le miroir de l’âme, ce n’était pas tant les yeux, c’était cet ensemble singulier de traits qui signait un caractère. Les plus beaux n’étaient pas les plus réguliers. Tandis que la laideur était pour lui le plus noble objet de la conversion esthétique, les visages d’ange le laissaient dans une morne indifférence, comme si aucune âme ne s’exprimait sur cette surface sans relief. Au fond rien de plus triste qu’un visage gracieux. Sans expression. A l’âme, il fallait des bossages, des rides, des couleurs, des défauts, des taches, tout ce qui manifeste un caractère. Un visage régulier n’a rien de plus à proposer qu’un robinet d’eau tiède. Car l’histoire d’une vie s’écrit sur la face en creux et en bosses : elle la travaille, la fertilise, elle y creuse des sillons, y projette des ombres. Elle l’humidie de sueur et la baigne de larmes, quelquefois de sang.. Son maître, c’était Lucian Feud. Avec des gros plans sur la tourmente des figures, des faces contrefaites, défigurées, jusqu’à ce que le visage s’apprête à revenir à la terre glaise. Saisir une figure de l’enfer, car l’enfer, ce n’est pas après la mort, c’est juste avant. Les traits du visage comme autant de stigmates.

C’est pourquoi il n’en pouvait plus de la beauté fade des gens du Nord, les Milanais l’exaspéraient particulièrement, avec leur visage préraphaélite, leur prétendue sérénité et leur élégance étudiée. Tout cela n’était qu’affeterie de bourgeois repus. Leur répugnance pour les Méridionaux sentait la haine de classe. Il décida donc de quitter Milan pour Palerme: changement de programme! Il troquait le confort pour la tragédie, le classicisme pour le baroque, l’élégance pour le macabre, la quiétude douillette pour l’angoisse morbide. Plus qu’un changement, une conversion! Histoire de bien s’imprégner, il se rendit dès son arrivée aux catacombes des Capucins. C’était conforme à ce qu’il avait imaginé: Les Palermitains aimaient les défunts, révéraient la mort. Ils luttaient pied à pied contre la décomposition à coup de lavage au vinaigre ou au moyen de substances balsamiques. Les corps conservaient alors une forme de vie, de beaux atours, leurs objets de prédilection, des bijoux, une identité. Tout un peuple se trouvait là, les corps sagement alignés le long des murs, chacun dans sa classe d’origine, parfois figés dans les poses de la vie quotidienne comme à Pompéi. Curieusement, il retrouvait dans cette crypte une paix intérieure, le sentiment de se trouver parmi les siens. Les crânes et les visages embaumés lui parlaient une langue familière. Les bouches béaient comme dans un cri, effroi face à la mort ou relâchement naturel de la mâchoire? Certes, il ne retrouvait pas la fascinante beauté de l’homme de Tollund, si bien conservé dans sa tourbière qu’il paraissait dormir dans la plus égale sérénité, lèvres charnues parfaitement dessinées, et amandes des yeux closes sur leur mystère. Les nobles siciliens momifiés conservaient toutefois leur présence, leur existence sociale, comme une signature charnelle de l’être. Leur visage, alors même que les traits en étaient effacés. Les palermitains avaient réussi cet exploit de prolonger la singularité de chacun dans son cadavre. C’était peut-être cela la vocation de Palerme, le contrat que la ville avait scellé avec la mort: sauver l’identité des êtres dans l’au-delà. Sauver leur visage.

Les Palermitains d’aujourd’hui continuaient de respecter le contrat. Il lui revint alors en mémoire l’interview de Leoluca Orlando entendue avant son départ: en dépit des injonctions mortifères des dirigeants du pays, Palerme continuerait à accueillir les réfugiés, les rescapés, les naufragés et les morts. Le nom de la cité le disait de toute origine, Palerme, un havre universel. Ce n’était certes pas la première fois que Palerme, al Madinah Balharm, accueillait l’Afrique. Ce ne serait pas non plus la dernière. Il faudrait que la Ligue se fasse une raison.

C’était quand même bon de sortir des Catacombes et de revenir au grand air, aussi sec et lumineux que la crypte était sombre et humide. Tout en prolongeant sa rêverie il descendit naturellement vers le port. Ce port de palerme qui offrait une image saisissante des contrastes entre le luxe et la misère: il y avait au centre ville le port réservé aux touristes, Molo Piave, Molo Vittorio Veneto al Porto ou Santa Lucia, là où abordent les croisières et le Molo Puntone, à l’écart de la ville, là où on débarque les réfugiés et les cadavres. Deux facades de Palerme et deux catégories d’étrangers. L’Italie rejouait ici sa fracture profonde. Mais il n’était pas venu à Palerme pour retrouver la comédie et la joliesse de la Lombardie. En tournant le dos au rivage, il s’enfonça dans les quartiers populaires modernes, bien décidé à rendre visite à son ami Emilio. À supposer que celui-ci ait un peu de temps à lui consacrer. Il pensait pouvoir le retrouver dans son bureau de la Polyclinique, là où il avait eu à s’occuper du corps de ses deux amis assassinés par la Maffia quelques années auparavant. Emilio lui avait avoué que, cette fois là, il s’était senti accablé. Avoir vu le visage de ses amis quelques jours auparavant et les retrouver recroquevillés dans la mort, pulvérisés par des explosifs! Mais en temps ordinaire, Emilio se sentait porté par sa mission de légiste, elle qui consistait à comprendre l’histoire d’une vie. Son métier le situait du côté des romanciers, de ceux qui travaillent sur indices pour recomposer un parcours et un caractère. Tout pour lui faisait signe vers la singularité d’une existence. Ni le temps ni la mort n’affectaient l’individualité. Au contraire, dans la mort, le moindre détail, le plus petit objet, la plus infime marque prenaient de l’importance. L’univers de la chambre mortuaire était un empire de signes pour qui savait décrypter..

Leur amitié s’était construie sur cette connivence. En bon Sicilien, Emilio était de plain pied avec son obsession à lui, celle du peintre passionné de portraits, avec son acharnement à faire parler les traits des visages en souffrance. Le concept de laideur leur était étranger à tous les deux autant que le sentiment de répugnance. Chez eux, le souci de l’humain triomphait de l’effroi .

Mais Emilio n’était pas dans son bureau. Une infirmière lui fit savoir qu’ils avaient dû installer une salle d’autopsie au cimetière Dei Rotoli, parce qu’ils étaient débordés. Cinquante trois corps attendaient leur autopsie, dans l’espoir d’une identification. Les victimes du naufrage. Ils avaient trois jours pour faire leur travail. Identifier les corps. Rendre à chacun son histoire, aussi douloureuse soit-elle, et pouvoir informer les familles, quand on a la chance de découvrir dans les habits, une adresse, une photo quelquefois même un texte. Tout fait signe vers une personne, l’écriture sur un cahier, des bribes de vêtement, un logo, une cicatrice, même sur des corps suppliciés, tuméfiés et en partie décomposés. Et souvent des traces du calvaire, des morsures, des lésions.

Il prit la mesure de la mission que son ami Emilio accomplissait. Une tache voisinant au sacré. Celui-ci ne travaillait pas sur des cadavres, il témoignait un respect scrupuleux de la personne, dans son corps inanimé mais dont lui seul entendait encore le souffle de vie. A ses côtés, en l’écoutant il comprit que ce qu’il cherchait sur la figure des gens, on pouvait le trouver sur le corps tout entier. L’ensemble du corps faisait visage, témoignait de la personne. Sa vie et sa mort se gravaient sur la totalité du corps, pour celui qui savait lire. Il avait donc franchi une frontière, il était passé dans l’au-delà. Ce qu’il cherchait laborieusement à la surface du visage lui était restitué intégralement. Le mystère de la chair, non pas enveloppe d’une âme mais surface où elle s’écrit et peut se transmettre par delà la mort. Le corps défait, putréfié lui rendait au centuple ce que le visage lui avait laissé entrevoir.

En un éclair, il comprit pourquoi ses pas l’avaient porté jusqu’ici. Emilio le renvoyait à un autre maître sicilien, Gaetano Zumbo. Médecin légiste et sculpteur étaient tous deux anatomistes, à la recherche de la continuité de la vie et de la mort. Les « Teatrini » de l’un renvoyaient à la table d’autopsie de l’autre. Une même passion pour la nature humaine jusque dans la scène de la fermentation. La cire égalait les chairs dans le spectacle de la putrefaction. Il fallait venir ici pour comprendre ça. Les Siciliens familiers de la mort étaient aussi protecteurs de la vie. Là-haut, dans le nord, on se détournait de la mort, et quand les hommes se noyaient en mer, on détournait le regard. Ici, on faisait face et on se portait au secours des naufragés. Et quand on ne pouvait plus les secourir, on prenait soin de leurs morts. Toujours soucieux de remmailler la chaîne.

La chaîne qui relie la vie à la mort à la vie.

Michèle Lamarchina