Les génocidaires, des hommes ordinaires

— Par Daniel Zagury (Psychiatre des hôpitaux)—

genocidairePhoto de Pascal Simbikangwa fournie par Interpol. L’actualité des procès de présumés génocidaires rwandais a renouvelé cette interrogation lancinante : comment des hommes ordinaires peuvent-ils se livrer à de telles atrocités, sans en éprouver le moindre remords ? Je me joins aux voix qui se sont fait entendre pour établir des analogies entre Shoah et génocide du Rwanda. Les différences historiques, géopolitiques, culturelles et technologiques sont majeures. Pourtant, en m’appuyant sur mon expérience des tueurs en série, il m’est apparu possible de décrire un ensemble de conditions psychiques facilitatrices, sorte de constellation psychique commune à des actions criminelles aussi dissemblables. S’opposant point par point aux tueurs en série, les criminels génocidaires tuent dans un élan collectif, au nom des ordres donnés, avec l’assentiment de leur conscience, dans une visée d’assainissement et d’épuration. En période de vague génocidaire, leur grand nombre est la règle. Leurs personnalités se recrutent dans une gamme très large d’hommes ordinaires. Devoir, obéissance et idéal conjuguent leurs effets pour anéantir tout scrupule et inverser la valeur accordée aux actes. Le premier mécanisme qui facilite les crimes de ces hommes communs, c’est le clivage fonctionnel. C’est un mécanisme transitoire et réversible, nécessaire au but immédiat, qui coupe provisoirement toute association entre leurs propres valeurs, leur histoire personnelle et les victimes. On connaît l’image saisissante, devenue cliché, du chef de camp de concentration, rentrant chez lui et jouant Mozart au piano, entouré de têtes blondes. Les récits de génocidaires hutus évoquent ces hommes qui partent ensemble le matin, comme pour se rendre au champ , et qui rentrent le soir pour se livrer aux bavardages et aux libations d’après labeur. La deuxième étape de ce travail psychique du crime consiste en un renversement, une subversion des références morales : je ne sors plus du rang en devenant un criminel, j’agis au nom de mes chefs et d’une idéologie. Le mal partagé devient un bien collectif. Le mécanisme suivant consiste à chosifier l’autre, en le ramenant au rang d’animal, d’insecte. Les hutus ont employé à propos des tutsis les mêmes images que les nazis. Tuer un juif, c’était débarrasser la terre d’un cancrelat, d’un pou, d’un rat, d’une vermine. Cette déshumanisation de l’autre va de pair avec une robotisation de soi, au nom d’un idéal collectif et d’une obéissance aux ordres. Il s’ensuit une indifférence radicale à l’autre. Le sujet encore vivant n’est plus que l’étape qui précède sa destruction programmée .La haine est un obstacle. Moins il y a d’affects, plus le meurtre est aisé, plus l’entreprise est efficace. La haine appartient à un temps pré-génocidaire : ni l’antisémitisme, ni la haine des tutsis ne font le génocide. Ils le préparent. Les seuls affects susceptibles d’être éprouvés relèvent d’une démesure dans l’horreur, comme s’il fallait jouir ensemble d’avoir défié et aboli toute limite humaine. C’est cette hybris collective, plutôt que la somme des sadismes individuels, qui rend compte de certaines atrocités dans l’excitation groupale, qui dépouille les victimes de toute dignité humaine, justifiant ainsi ,à l’avance, le crime. . Mais le trait commun le plus frappant demeure l’absence de sentiment de culpabilité. S’ils avaient été vainqueurs, il n’y aurait strictement aucun problème pour eux, répètent- ils. La honte d’avoir perdu le combat et d’avoir occasionné des ennuis à leurs proches surpasse, et de très loin, tout sentiment de culpabilité. Combien d’anciens nazis l’ont exprimé, dans un élan où le regret avait essentiellement une coloration nostalgique ! N’est-ce pas ce que nous disent aujourd’hui les criminels hutus ? Cette absence de sentiment de culpabilité nous semble un terrible mystère. Il est en réalité d’une effarante banalité, tellement à portée de notre pensée que nous refusons de le voir : quand certaines conditions sont remplies, tuer devient aisé. Comment pourraient-ils se sentir coupables d’avoir tué des personnes qu’ils ont privées de leur humanité ? Lire la suite sur Le Monde Daniel Zagury (Psychiatre des hôpitaux) http://www.lemonde.fr/idees/article/2014/04/08/les-genocidaires-des-hommes-ordinaires_4397782_3232.html