Le prix littéraire Fetkann! à Joël Des Rosiers pour « Chaux »

 joel_des_rosiers-2Joël Des Rosiers lauréat du prix littéraire Fetkann!/ Maryse Sondé de poésie 2016 pour « CHAUX », éditions Triptyque, 2015, Montréal

« Le mur du fond est un mur de chaux »

Marcelin Pleynet

La chaux est l’encre des écrits divins (Daniel 5,5). C’est donc à un Dieu à la main coupée, à ce point humain, que tout poète s’adresse comme limite extrinsèque de tout savoir. Plutôt que de prendre la parole l’auteur a voulu être enveloppé, porté par elle, bien au-delà de tout commencement. La tentation est grande de se tourner vers ses poèmes antérieurs, ses champs de parfums et de sonorités. Cela reviendra à ignorer les traces d’une fulgurance plus ancienne : une terre vivante, une chaleur organique, la chaux, entre délire et prophétie, était entrée en lui dès les premiers jours de sa vie, dans cet espace du dedans, démesuré, insoupçonné, intemporel, qui est la vraie mesure de l’homme.

Sans doute avec Chaux est-ce le même poème différent qui se continue en déjouant toute attente. L’écriture en est plus avide, plus déchiquetée, plus rapace. Plus dévêtue aussi. Si parfois le thèmes s’estompent, c’est pour revenir plus tard, à coup de visions, sous la forme de leitmotiv, affermis mais pas identiques.

D’un grand format dont les pages rappellent la blancheur des falaises de calcaire, le livre est matériellement somptueux. Protégé d’un film transparent qui rend presque irréelle la couverture, le livre est divisé en trois parties : « Iles » (sans accent circonflexe, le mot désigne les os du bassin), incarnation intensément marquée par l’anatomie ; « Voiles », pour dire l’inquiétude d’une apparition autant que d’une disparition ; et « Batteries », qui clôt la démarche du héros épique au rythme des « tambours furieux / qui fustigiez / les hommes communs ». Ces répétitions, ces variations, ces coupures, ces retours en arrière permettent sans artifice de retrouver un poème enchanté, un chant indigène. Comme si toute l’œuvre était placée depuis le début sous le signe du poudroiement de la chaux : « Si blanche l’étrangère en ce pays de feuilles » (Édouard Glissant).

La parole alors n’est plus parlée ; elle est déparlée dans « l’imminence d’une révélation ». Pour Joël Des Rosiers, la littérature nargue la mort que la chaux purificatrice, sorte de pharmakon, à la fois poison et antidote, inflige car aucun meurtre d’écrivain, aucun génocide, n’éteindra la littérature. Depuis l’écriture divine sur la chaux des murailles, — menê, menê, tequel, perês — de Rimbaud à Césaire, de Victor Hugo à Fernando Pessoa, tant de poètes ont assumé successivement les enjeux de fécondité de la chaux, mortier humble et universel de l’humanité. Tantôt en se réfugiant « Dans une maison solitaire et chaulée » (Pessoa), tantôt en exaltant « les magnificences de la chaux » (Saint-John Perse). La parole passe, de poème en poème, de bouche en bouche, propriété provisoire du lecteur et de l’auteur.

Explorateur de la distance avec la langue et avec soi-même, c’est à Michel Foucault que revient cette pensée de l’inexorable : « Et à l’autre bout de ce langage qui fait partie des sigles millénaires de notre sol et qui lui aussi, pas plus que la terre, n’a jamais commencé, une dernière page, symétrique et aussi intacte, laisse venir à nous cette autre phrase de Marcelin Pleynet :  » le mur du fond est un mur de chaux « , désignant par là la blancheur du fond, le vide visible de l’origine, cet éclatement incolore d’où nous viennent les mots – ces mots précisément. »

« Je n’ai plus de souffle »

Nerf et musique comme une pause sous l’effet de vibrations et de forces de marée qui disloquent la langue, il y a dans cet aveu en forme de constat clinique un moment de vérité où la vocation originelle du poète lui est révélée : « Je n’ai plus de souffle » écrit dans une sereine indifférence Joël Des Rosiers. Foudroyante ellipse qui, à peine extraite de l’enfance où le nouveau-né qu’il fut avait manqué d’air en pleine poitrine, célèbre un geste et condense toute la charge intime et éperdue de Chaux.

Note de l’éditeur


JOËL DES ROSIERS

LAURÉAT DU PRIX ATHANASE-DAVID 2011

Poète, essayiste et psychiatre, Joël Des Rosiers est né aux Cayes (Haïti) en 1951, et vit au Québec depuis l’adolescence. Il a fait de la caye la figure la plus présente, la plus fragile et la plus émouvante de son univers poétique. «Homme de l’ex-île», il est l’auteur d’une œuvre considérée comme «l’une des plus importantes de la poésie en langue française des dix dernières années» (Jean-Jacques Thomas, Université Duke), en raison de son érudition, de sa maîtrise du langage et d’un projet poétique lucide qu’il a élaboré dans un essai intitulé Théories caraïbes. Poétique du déracinement (Triptyque, 2009 [1996]). Sa poésie est parcourue «d’un amour de la langue qui est science, médecine et sensualité» (François Hébert).

Passionné d’architecture et de peinture contemporaines, Joël Des Rosiers a parcouru le monde – du Sahel à la Chine – avant de publier des textes dans des revues telles Mœbius, Poésie I, Tribune Juive, Vice Versa, Dérives et Lettres québécoises. On a pu également lire ses essais dans des ouvrages collectifs tels Résurgences baroques (Éditions La lettre volée, Bruxelles, 2001). Depuis 1987, les Éditions Triptyque ont publié les recueils de poésie Métropolis Opéra (1987), Tribu (1990), Savanes (1993), Vétiver (1999) et Caïques (2007), ainsi que la nouvelle Un autre soleil (2007). Son livre Lettres à l’Indigène (Triptyque, 2009) se présente comme une suite de lettres d’amour adressée à une femme des îles, tantôt réelles, tantôt imaginées. «Ces lettres, rédigées dans une langue parfaitement maîtrisée, chantées comme le seraient des poèmes, ressemblent en même temps aux pages d’un journal intime dont l’auteur, paradoxalement, souhaite révéler le contenu» (Nuit Blanche). Dans son recueil Gaïac (Triptyque, 2010), il met en poèmes les figures mythiques de la femme dans des lieux de lumière. Ce sont des synesthésies où les odeurs, les formes, les couleurs se conjuguent au cours d’un voyage d’existence.

Joël Des Rosiers a participé à des rencontres de poésie dans de nombreux pays, entre autres, la France, les États-Unis, l’Argentine, en Afrique ainsi que dans les Antilles. Ses écrits jouissent d’une reconnaissance critique et académique internationale et se retrouvent dans plusieurs anthologies. Sa poésie a été mise en scène en 2004 par le Théâtre des Tarfurs à Bordeaux et en 2009 par un groupe de musique contemporaine en France.

L’œuvre de Joël Des Rosiers a reçu plusieurs honneurs. En 1990, Tribu se hissait au rang des finalistes pour le Prix littéraire du Gouverneur général, et en 1994 le Prix d’Excellence de la Ville de Laval lui est décerné pour Savanes. En 1997, l’écrivain recevait le Prix de la Société des écrivains canadiens pour Théories caraïbes. Poétique du déracinement et en 1999, Vétiver était couronné du Prix du Festival international de poésie et du Grand Prix du livre de Montréal. La traduction anglaise de Vétiver par Hugh Hazelton fut récompensée par le Prix du Gouverneur général du Canada. Son recueil Caïques a obtenu la Mention spéciale de poésie du Prix Casa de las Americas, et Métaspora. Essai sur les patries intimes (Triptyque, 2013), le prix MLA for Independant Scholars.

Son dernier recueil de poésie, Chaux, paraît à l’automne 2015 aux Éditions Triptyque.