La « loi travail » ne réduira pas le chômage

— Par collectif —
chomage_jeuneNon, la baisse des coûts du licenciement ne fera pas gagner la bataille de l’emploi, comme le croient ceux qui défendent le projet El Khomri. Il y a urgence à changer de politique économique.

Le débat sur le projet de loi El Khomri a focalisé l’attention sur les coûts de -licenciement, proposant une réforme en profondeur des prud’hommes. Priver un travailleur de la protection d’un juge et y substituer un barème n’est pas anodin. C’est le rapport de l’employé à l’employeur qui en est profondément affecté. C’est sans doute pour cette raison que 70 % des Français – de droite et de gauche – y sont opposés. L’opinion publique n’a certes pas forcément raison, et il y a la place pour un -débat raisonné, sans a priori. C’est celui que nous proposons dans ce texte.

Le chômage a augmenté du fait de la crise et de la politique macroéconomique qui l’a accompagnée. En 2007, le taux de chômage français était de 7 %. La crise l’a propulsé à 10 %. En 2011-2012, une légère reprise économique semblait se dessiner. Suivit en France une politique de redressement budgétaire visant à ramener le déficit sous la barre des 3 % : de 2013 à 2015, la croissance moyenne s’est établie à 0,4 %. Il ne faut pas chercher plus loin la cause de la hausse du chômage. C’est la conduite de la politique macroéconomique, et en l’occurrence la tentative de réduire beaucoup trop vite le déficit budgétaire, qui explique le niveau actuel du chômage, relativement en tout cas à celui de 2007. Parmi les réformes qui ont été engagées, sur les horaires d’ouverture des magasins, les lignes d’autocars, le marché du travail, certaines peuvent être utiles, d’autres moins. Ce qui est certain, c’est que ces questions ne sont pas liées à l’aggravation du chômage ces dernières années. Il serait plus facile de débattre de ces réformes si le gouvernement commençait par reconnaître ses erreurs et par lancer une véritable renégociation du traité budgétaire européen de 2012.

Les coûts de licenciement, selon la littérature macro et microéconométrique, ne sont pas un facteur majeur du chômage. La littérature économique est extrêmement prolixe sur le sujet. Il faut toutefois distinguer les raisonnements à base de modèles et ceux à base de données. Les modèles aident l’économiste à forger des expériences de pensée. Ils peuvent être très utiles. Mais -l’arbitre d’un débat, c’est le test empirique. Et, dans l’état actuel des connaissances, rien ne permet d’asséner, comme cela a pourtant été fait par un certain nombre de nos collègues dans une tribune récente – voir  » Cette réforme est une avancée pour les plus fragiles « , Le Monde du 5 mars –, qu’une baisse des coûts de licenciement permettrait de réduire le chômage en France.

Citons une étude récapitulative de nombre de travaux en ce domaine réalisée par Giuseppe Bertola, auteur d’un rapport pour l’Organisation internationale du travail en 2009 :  » D’un point de vue empirique, il n’y a aucune preuve convaincante d’une relation entre la protection de l’emploi et le chômage. Il y a en revanche des preuves nettes que la protection de l’emploi réduit la réactivité de l’emploi aux chocs affectant la demande de travail ou les salaires.  » Les protections contre le licenciement conduisent à amortir les chocs, à la hausse comme à la baisse. L’écrasante majorité des études macro ou microéconomiques confirment ce point.

L’OCDE, qu’on ne peut accuser de vouloir masquer les causes  » structurelles  » du chômage, le souligne dans le rapport Bassanini et Duval de 2006 :  » En accord avec un grand nombre d’études antérieures, nous ne trouvons aucun impact significatif des mesures de protection de l’emploi sur le chômage.  » Cette conclusion est réaffirmée dans le rapport  » Les perspectives de l’emploi  » de 2013. Le mécanisme à l’œuvre est simple. Les coûts de licenciement conduisent les entreprises à gérer dans la durée la main-d’œuvre : moins de licenciements en période de crise, moins d’embauches en période de booms. La crise française a ainsi été étonnamment peu destructrice d’emplois : selon certaines estimations de l’OFCE, la France aurait dû compter 200 000 chômeurs de plus, compte tenu de la sévérité du ralentissement économique.

Le cas de l’Allemagne est particulièrement éclairant : la protection de l’emploi en CDI y est plus forte qu’en France, toujours selon l’OCDE, et cela n’empêche pas la performance économique, bien au contraire. Les entreprises allemandes ont relativement peu licencié pendant la crise, ce qui leur a permis de conserver les qualifications et les investissements individuels nécessaires pour la reprise. Plutôt que de vouloir copier la réforme des CDI menée en Espagne, pays dont la performance en termes de chômage est particulièrement mauvaise, il serait plus pertinent de regarder de près ce qui se passe outre-Rhin, en acceptant l’idée qu’il existe plusieurs façons de réguler le capitalisme, et que le modèle anglo-saxon de salarié jetable n’est pas le seul possible.
Un mal plus profond que le contrat

Derrière les statistiques du chômage agrégées, il y a évidemment une autre réalité, celle de la segmentation du marché du travail, concernant notamment le chômage des jeunes et des non-qualifiés. L’idée selon laquelle il y aurait une spécificité strictement française est vite réfutée en comparant la situation française et américaine. Les chiffres sont identiques pour les non-qualifiés, dont le taux de chômage dans les deux pays est 1,5 fois supérieur à la moyenne. Concernant les jeunes, les Français travaillent moins que leurs homologues américains. Mais, comme chacun sait, un bon nombre de ces derniers sont des étudiants qui doivent payer leurs études. Si l’on s’intéresse aux jeunes qui ne sont ni en études ni en emploi, les chiffres français et américains redeviennent quasiment identiques, autour de 15 % des 15-29 ans dans les deux cas – mais cependant bien en deçà des 24 % observés en Espagne. Le mal est donc plus profond que le contrat de travail…

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Philippe Askenazy, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Maya Bacache, Télécom ParisTech ; Luc Behaghel, INRA, Ecole d’économie de Paris ; Thomas Breda, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Julia Cagé, Sciences Po ; Eve Caroli, Paris-Dauphine ; Daniel Cohen, Ecole normale supérieure, membre du conseil de surveillance du Monde ; Anne-Laure Delatte, Paris-Nanterre ; Brigitte Dormont, Paris-Dauphine ; Christine Erhel, Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Marc Fleurbaey, Princeton ; Jérôme Gautié, Paris-1-Panthéon-Sorbonne ; Marc Gurgand, CNRS, Ecole d’économie de Paris ; Pierre-Cyrille Hautcœur, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Elise Huillery, Sciences Po ; Camille Landais, London School of Economics ; Ioana Marinescu, University of Chicago ; Eric Maurin, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Dominique Meda, Paris-Dauphine ; Thomas Piketty, EHESS, Ecole d’économie de Paris ; Emmanuel Saez, Berkeley ; Xavier Timbeau, OFCE, Sciences Po.