« Hyènes », de Djibtil Diop Mambéty, est un chef-d’œuvre à voir et à revoir

— Par Roland Sabra —

Le second et dernier long métrage de Djibtil Diop Mambéty est un objet cinématographique qui se suffit à lui-même. Il dégage de lui une telle plénitude qu’il échappe au manque en affichant une identité lisse et entière en sa totalité. Ce film est africain. Profondément africain. Et si nul ne peut s’attribuer la capacité d’attribuer des brevets d’africanité, on ne peut, en toute bonne foi, en douter. Il l’est d’autant plus que s’il s’inspire de la célèbre pièce de théâtre «La visite de la vieille dame» du dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt, transposée à Colobane, ville natale du cinéaste, celui-ci a su y mêler des évènements personnels liés au souvenir d’une prostituée si orgueilleuse et impérieuse en sa façon qu’elle l’obséda suffisamment pour qu’il envisage pendant longtemps de lui consacrer une biographie romancée. Le cinéaste a eu ce talent de réaliser l’écussonnage d’un texte théâtral européen et d’éléments narratifs propres à son histoire. Et la forme est en parfaite adéquation avec le propos.

Mambéty dénonce un néocolonialisme qui par le biais de la domination économique conduit, pas même à une acculturation mais plutôt à une déculturation dans le cadre d’un asservissement à la loi marchande. La scène particulièrement réussie de vente de réfrigérateurs en est une belle illustration. Rappelons les faits. Linguère est son prénom, celui qu’on donne à une « reine ». Son nom est Ramatou « l’oiseau rouge de la légende de l’Égypte noire pharaonique. Un oiseau sacré que l’on ne tue pas impunément. Il est l’âme des morts » expliquera plus tard Diop Mambéty. Elle est âgée, seule rescapée d’un accident d’avion elle est mutilée, équipée de prothèses en or pour une jambe, pour un bras. La caméra les mettra au premier plan qu’elle soit filmée de droite ou de gauche, peu importe la fable l’exige, comme pour souligner  non seulement la raideur, l’inflexibilité du personnage mais aussi  d’une certaine manière son métissage fait de bric et de broc. Car Linguère Ramatou est animée d’une haine vengeresse implacable et elle revient au village de Colobane pour la satisfaire. Elle avait dix-sept ans, quand Dramaan Dramen son aîné de trois ans, aujourd’hui épicier estimé du village, a fait glisser son pagne un soir à l’écart du village. Ils se sont aimés. Elle s’est retrouvée enceinte. Il s’est défilé en payant deux témoins pour dénoncer un soi-disant dévergondage de Linguère. Rejetée elle a du quitter le village et a vécu de par le monde en se prostituant. Aujourd’hui, « plus riche que la Banque Mondiale » elle propose 100 milliards de dalasis (monnaie gambienne) aux habitants d’un Colobane plongé dans la misère, s’ils tuent Dramane Dramen. La réprobation est générale. Mais Linguère Ramatou le sait d’un savoir expérimenté en son corps : tout s’achète. Et si tout s’achète c’est que tout est à vendre. La morale comme la décision, irréprochable en sa forme démocratique, qui doit établir la culpabilité de son ancien amour. Elle maintient sa proposition. Le temps est son allié. Il lui donnera raison.

Un renversement dialectique entre paisibilité et intranquillité s’opère tout au long du récit. A mesure que le dénouement, annoncé implicitement, s’avance la sérénité va gagner Dramane Dramen tandis qu’inquiétude, tourment, agressivité plus ou moins rentrée envahissent peu à peu le village.

Décédé prématurément d’un cancer en 1998 à Paris Djibtil Diop Mambéty est né en 1945 dans ce village de Colobane, au sud-ouest de Dakar. Il est le frère aîné du compositeur et musicien Wasis Diop et l’oncle de l’actrice Mati Diop. Rebelle de corps et d’âme, Il est exclu de l’école communale. Après des études théâtrales, au cours desquelles il se fait, là encore, virer du Théâtre National Daniel-Sorano, il emprunte au directeur du Centre culturel de Dakar les moyens de réaliser ses premiers courts métrages. L’empreinte de cette formation théâtrale se retrouve dans « Hyènes » au-delà de la transposition du thème de La visite de la vieille dame. Le mode d’exposition en est la preuve la plus démonstrative. La linéarité discursive du film est brisée dans une juxtaposition fragmentaire de scènes autonomes dans leur composition et leur succession parataxique, laissant au spectateur l’espace d’une appropriation du sens. Par exemple la musique composée par le frère du réalisateur acquiert dans le film la force d’un récit autonome tout comme les épisodes de danse ou sur un autre registre l’apparition d’une actrice japonaise dans le rôle de dame de compagnie pour Linguère Ramatou. Le réalisateur s’intéresse tout autant aux composants du montage de son film qu’à leur mode d’insertion de façon à déplacer l’attention du spectateur de l’attente classique du dénouement vers l’observation du déroulement des évènements. Étonnement et curiosité sont convoqués chez le spectateur pour fonder une attitude critique dégagée de toute pitié, toute illusion identificatrice au profit d’une attitude distancié qui repose sur la recherche d’une compréhension. La fable épique est contée par une science de la composition des plans, un mouvement puissant et violent des couleurs et un art époustouflant du cadrage. À en couper le souffle. À laisser pantois. Vraiment.

Dialecticien hors pair Djibrilk Diop Mambéty offre un bijou qui échappant à toute assignation identitaire réductrice acquiert, à partir d’une histoire enracinée dans le sol africain une dimension universaliste indiscutable.

Fort-de-France, le 05/05/19

R.S.

P.S. : Ce serait faire injure à la mémoire du cinéaste que de ne pas reprogrammer ce chef-d’œuvre.