Pinter : l’important n’est pas ce qui se dit, mais ce qui n’est pas dit.

À propos de « Sept pièces courtes », par la Cie des « Buv’Art »

— Par Roland Sabra —

C’est un choix courageux qu’a fait la Compagnie des « Buv’Art » en présentant sept (+1?) courtes pièces de Pinter dans le cadre du Festival de Th éâtre Amateur 2019. Comme le souligne Janine Bailly dans Madinin’Art, dans l’univers de Pinter l’important n’est pas ce qui est dit mais ce qui est tu et plus précisément dans l’écart entre ce qui est dit d’ un locuteur et ce qui est entendu d’un destinataire. Encore une fois : le Réel toujours est chape. L’impossible à dire de la jouissance. De part et d’autre. A naître dans un «bain de langage»(Lacan) structuré, organisé et déjà là le sujet ne peut que s’y inscrire que divisé. Quelque chose de sa Vérité (celle de son désir, d’être un sujet désirant) lui échappera toujours. Et le silence est un dire, en témoigne leur importance dans le théâtre de Pinter· Ses personnages ne refusent pas de communiquer, ne se réfugient pas dans des dialogues de sourds pour éviter de regarder la réalité, celle du registre de l’Imaginaire, en face. La réalité n’est pas le Réel. Face à celui-ci, ils ne peuvent pas. La vérité surgit de la méprise, dans un mi-dire. En ce sens Pinter est lacanien. Ou l’inverse. 🙂  Les dialogues pintériens puisent dans le quotidien dont ils paraissent être une reproduction fidèle alors qu’ils trahissent des subtiles tensions, des moments effrayants au cours desquels s’évanouissent certitudes, rationalisations, prétextes et faux semblants. Le fait tangible n’existe pas.

Dans Night, un couple marié depuis longtemps se remémore l’heure de la première rencontre. Lui se souvient d’un pont où il avait glissé ses mains sous son pull à elle et lui  avait saisi les seins. Pour elle c’était un autre endroit, où il lui avait effleuré la main pour la caresser gentiment. Sexe ou tendresse? Ce qui a été à l’origine leur rencontre, les a unit et fondé leur amour est l’objet d’un désaccord, d’une faille imperceptible dont on devine qu’elle peut devenir gouffre.

Dans « Le jour et la nuit » deux errantes soupent à la même table. La vie accrochée aux mots, elles ne se parlent que pour s’assurer qu’elles sont vivantes. Mais elles n’ont pas le même trajet comme les itinéraires de bus, qu’elles évoquent, qui se croisent sans se rencontrer. Elles se séparent à la fin pour continuer leur chemin solitaire.

Le chauffeur du taxi 274 a sans doute disjoncté. Le contrôleur exaspéré tente en vain de le diriger vers un client qui doit arriver à Victoria Station. Mais voilà le conducteur déclare être tombé amoureux de sa passagère qui dort sur la banquette arrière. Il va l’épouser. Il dit ne pas savoir où est la gare. L’étrangeté de son comportement est contagieuse, elle gagne le contrôleur. Extravagance, illogisme et incongruité envahissent l’espace.

Deux autres sketches retiennent plus particulièrement l’attention dans le choix de la Compagnie les « Bu’Art ». D’abord un seul en scène, bien nommé le Monologue. Un homme est assis sur une chaise et s’adresse à un ami absent lui aussi assis sur une chaise, mais vide. La solitude de l’homme est celle d’un déchirement entre l’estime de soi et celle qu’il porte à son ami. Le monologue dramatique qui en résulte est plus qu’une illustration, une mise en forme de cet écart, il est cet écart. L’amitié a été déchirée par la présence d’une belle fille noire, motif ou prétexte d’un drame. L’orateur dit être au-delà de cette rupture, mais plus il insiste sur le fait qu’il est libéré du passé, plus le poids du Réel de ce passé non élucidé parce qu’indicible resurgit pour l’asservir.

Le spectacle ne pouvait se terminer sur une représentation aussi sombre et il y eut « Crise à l’usine« . Des ouvrières et des ouvriers écœurés par les pièces qu’ils produisent refusent de continuer. Le représentant du personnel, ou le DRH, vient dire au PDG. Ils ne veulent plus des languettes d’accouplement,des écarteurs à serrage automatique, des fraises à limage alternatif, des gaines à vibreur autolubrifiant, des douilles à culeton fileté, des patins de polissage au jet, des culasses en alliage anti-broutage. Ils les vomissent. Et si le patron n’a pas compris il lui sera dit on ne peut plus clairement : Je viens vous dire qu’ils ne veulent plus de vous, je ne veux plus de vous. La restitution sur le plateau est plaisante. Le renversement de pouvoir bien restitué par les reculades, au propre comme au figuré du Pdg, la montée en voix du représentant du personnel et l’arrivée en masse des ouvrières et ouvriers venus chanter leur amour pour les bites d’amarrage en fonte. La folie est belle. Sur scène.

La composition sociologique de la troupe explique sans doute ce choix d’un théâtre d’introspection, qui interroge le rôle de la parole, des non-dits, des allusions et des espaces d’indéterminations dans l’énonciation et la suspension d’un discours. Mais comme la finalité, la téléologie d’un discours, ne se confond pas, ne se résume pas à son expressivité, à son ambivalence, à ses dimensions fragmentaires, elliptiques, voire ésotériques, il peut y avoir une difficulté pour un public non sensibilisé à recevoir un tel travail.

Une fois encore les comédiens ont du plaisir à être en scène. Ils ne sont pas au boulot. Ils le font savoir. Les prestations sont inégales, peu importe. Ils font troupe, c’est l’essentiel. Les partis pris de mise en scène pêchent parfois par facilité, comme dans « Arrêt facultatif » où le personnage, déguisé en SDF, s’en prend particulièrement à un voyageur dans l’indifférence des autres, qui par leur silence deviennent les complices d’une agression. C’est le statut du public qui là est questionné. Spectateur, témoin ou complice ? Au lieu d’une «  errante », dont le comportement d’exclue et revendicatif peut expliquer, trop facilement d’ailleurs, un comportement atrabilaire n’eût-il pas été plus judicieux, plus décalé, plus en accord avec l’absurdité du monde pintérien de présenter une bonne bourgeoise bcbg ? De même et c’est beaucoup plus regrettable attribuer à l’ingurgitation d’alcool le déraillement progressif du contrôleur de Station Victoria est à la limite un non-sens. Ce rabattement  du comportement sur un alcoolisme supposé outre qu’il conduit au surjeu, cette maladie infantile du théâtre amateur, coupe court à tout questionnement chez le spectateur. Si ce n’est qu’un poivrot, passons à la suite…

De la facilité à la difficulté il n’y a qu’un pas, quand par exemple se multiplient les transitions alourdies inutilement par les transports d’accessoires de scène qui peuvent faire l’objet d’une rationalisation, d’une élimination non préjudiciable, bien au contraire, à la mise en valeur du texte. Faire un choix est parfois difficile. Comme déterminer quel jour pour aller chez le boucher dans « Voilà tout », sketch plutôt bien réussi qui prête au rire, mais un rire qui bien vite s’étrangle. De quoi et de qui rions-nous?

Fort-de-France, le 12/05/2019,

R.S.

Deux prochaines dates sont prévues. À suivre dans Madinin’Art