Une escapade romaine, à la rencontre du théâtre européen

— par Janine Bailly —

La seizième édition du Prix Europe pour le Théâtre se tient cette année à Rome, sous l’égide de son président Jack Lang et de la Commission Européenne. C’est une fête qui se déroule au cœur de la ville antique, fête de la créativité, célébration du vivre ensemble en dépit des frontières et lignes de démarcation qui prétendent nous isoler les uns des autres. Car, ainsi que le déclare Sergio Matterella, « l’Europe a plusieurs voix, mais de par son humanisme elle respecte nos différences ». Outre aux spectacles proposés, il nous est donc loisible d’assister aussi à la remise des prix pour l’année 2017 ou à des conférences, comme de rencontrer des metteurs en scène afin de découvrir ce qu’ils ont à nous dire, du théâtre contemporain et de leurs propres créations.

La première représentation, donnée au théâtre Argentina en italien mais sur-titrée en anglais, est une version très originale de King Lear. Le metteur en scène, Giorgio Barberio Corsetti, est connu pour s’efforcer « depuis des décennies d’explorer à travers ses spectacles la frontière entre le théâtre et les autres arts ». Ici se conjuguent en effet le jeu, la musique, la vidéo, les constructions d’objets. D’abord, un film sur un écran suspendu à la partie supérieure de la scène montre des personnages d’aujourd’hui en un milieu festif, costumes-cravates et robes de cocktails, qui se livrent à ce qui semble bien être une bacchanale, champagne à gogo, femme demi-nue, roi excité et titubant que seule sa couronne distingue des autres convives. Puis entrent les acteurs, tandis que sur l’écran continue le film en plans rapprochés qui montrent les expressions des différents visages.

Enfin, écran disparu, des cintres on voit descendre de rouges canapés. Le plateau est ouvert dans toute sa profondeur, il sera au fil de la pièce de plus en plus régulièrement occupé ou libéré de ses accessoires, puis traversé par des plateformes mobiles porteuses de tableaux vivants, ce qui je crois brisera le rythme impulsé en ouverture et dispersera l’intérêt. Sont plus particulièrement judicieuses ces deux constructions métalliques qui, placées face à face, deviendront le support de silhouettes figurant l’affrontement des armées. L’une, en forme d’escalier, de façon symbolique portera, sur ses dernières marches, les corps de ceux que le sort a fait descendre tout au fond des ténèbres, Lear et Cordélia.

La violence est toujours présente, qui rend compte de cette tragédie de pouvoir, de folie et d’aveuglement, au sens métaphorique comme au sens propre du mot. Violence des voix, souvent portées à leur paroxysme et qui pourraient se briser ; violence de la guitare, aux sons métalliques jusqu’à la dissonance ; violence des deux intrigues bien sûr, qui content le destin de ces familles, et qui de parallèles finissent par se rejoindre, Gloucester apparaissant tel le reflet de Lear dans son habit du même rouge. Les tons, d’abord vifs et agressifs, rouge vert et bleu pour la famille de Lear, s’obscurciront au fil du temps, ce dernier dénudé sous un long manteau brun lors de son errance folle dans la lande et la tempête, avant de mourir en sobre habit noir, couleur apanage de Cordélia. Violence sur la toile en fond de scène, zébrée de traits et formes abstraites, qui s’ouvre juste assez pour laisser passer les corps, et cette ouverture devient utérus quand l’image est celle des jambes écartées de Regan et Goneril, signifiant que les sœurs maléfiques sont peut-être l’origine de tous les drames. Réalisme cru enfin pour la scène d’énucléation du pauvre Gloucester !

Sur ce registre de la colère et de la haine, tragique et grotesque se mêlent pour cette chronique des passions exacerbées, cupidité, volonté de pouvoir, jalousie, des passions qui engendrent égarement, démence, errements et trahisons, et mènent à la mort inexorablement ! « De la fable au cauchemar », selon les mots du metteur en scène.

Pour rappel : Au théâtre de la Madeleine, Jean-Luc Revol a donné une version du Roi Lear située dans le monde du cinéma, à l’aube des événements de 1929, avec Michel Aumont dans le rôle-titre.

Janine Bailly, Rome, le 13 décembre 2017