Recension du roman de Yann Garvoz :Plantation Massa-Lanmaux

 

par Michèle Bigot*,

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Flagellation d’une femme esclave. Surinam. 1770

–Plantation Massa-Lanmaux est le premier roman d’un jeune écrivain qui ne manque pas de verve. La dimension romanesque de cet ouvrage le dispute à sa fibre poétique et à sa force réaliste.

L’originalité de l’ouvrage consiste avant tout dans le contexte qu’il met en place ; l’univers est celui d’une plantation dans une des îles de Guadeloupe à la veille de la révolution. Dans ce cadre propice à tous les débordements, vont s’affronter les idéologies progressiste et conservatrice autour des enjeux moraux et matériels spécifiques de l’exploitation des esclaves dans une économie de plantation. Chacun de ces courants de pensée est incarné par les deux protagonistes, père et fils, M de Massa et son fils Donatien. Celui-ci est le digne héritier du divin marquis dont il porte le prénom, épigone aussi ambigu que son maître, comme lui philosophe des lumières, anticlérical, athée, porteur des idées de progrès et comme lui porteur d’un érotisme associé à des actes impunis de violence et de cruauté (fustigations, tortures, meurtres, incestes, viols, etc.). Celui-là incarne une figure de maître débonnaire et hypocrite, surtout versé dans un scientisme mathématique (nouveau d’Alembert exploitant les données du calcul infinitésimal) qui fait bon ménage avec le clergé tant que celui-ci protège ses intérêts d’esclavagiste. Les deux figures représentent avec justesse les contradictions de la morale chrétienne dont le verbe philanthropique est au service d’une pratique inhumaine, en totale contradiction avec la morale de l’Évangile.

La dynamique du récit est efficace, quoique très simple : elle progresse d’un état initial stable : la colonie est relativement prospère et calme quand le fils Donatien, mandé par son Père revient au pays. Une intrigue amoureuse assez convenue va servir de déclencheur au bouleversement narratif : Donatien s’est séparé de sa dulcinée, la belle Charlotte en quittant son pays. Mais à son retour, il ne rencontre que déception et trahison ; Charlotte épouse un propriétaire plus riche que lui. Amer et désespéré Donatien se laisse emporter sur la pente d’un libertinage de plus en plus brutal en profitant de la licence dont jouit l’esclavagiste. Il se livre désormais sans retenue à ses instincts les plus sauvages. Sa dépravation est alors sans limite, jusqu’au viol, jusqu’à l’inceste et au meurtre.

Parallèlement à cette trajectoire démoniaque, les commandeurs, économes et autres petits chefs responsables de l’administration des esclaves se livrent à des abus de toutes sortes et se vautrent dans des orgies dont la férocité et la barbarie n’ont d’égale que la stupidité.

Voilà comment petit à petit la vie de la colonie se dégrade, dans l’indifférence d’un maître irresponsable, retiré dans le confort de ses études mathématiques, jusqu’à la révolte finale des esclaves. A cet égard la scène de nécrophilie finale, lors de laquelle le commandeur noir Mamzelle s’accouple à Charlotte inerte, la maîtresse blanche qu’il idolâtrait en silence, résume toute la violence symbolique dont l’histoire est porteuse. La femme alors « dans sa matrice morte l’interfécondation des races. »

En dépit de quelques facilités imputables à la jeunesse du romancier (baroquisme des descriptions, outrance dans l’obscénité, maniérisme de l’écriture, académisme des décors dans le style naïf) la recherche formelle est indéniable et heureuse. Celle-ci suit d’ailleurs l’évolution générale de l’histoire, partant d’une novation audacieuse et quasi révolutionnaire pour aboutir à une sage régularité classicisme.

La nouveauté de cette écriture consiste en une polyphonie systématisée. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, le parallélisme des points de vue est rendu par une alternance des voix et des styles, soutenue par une graphie différenciée. La voix de l’esclave, quel qu’il soit, est transcrite en italiques tandis que celle du maître est rendue en caractère romain classique. Cette opposition des graphies symbolise à lui seul la différence de statut des paroles. L’étrangeté de la parole servile et sa dimension puissamment poétique s’oppose à la régularité stylistique quasi académique de la parole du maître ou de celle du narrateur. Le même procédé peut servir à opposer le rêve et le souvenir du jeune Donatien à la voix du narrateur.

L’audace dans le procédé culmine dans la deuxième parie (p. 122) quand les deux voix s’entremêlent ligne à ligne, la différence de caractère typographique permettant seule d’identifier chacun des deux discours.

On l’aura compris, le grand mérite de premier roman est de tenir l’équilibre entre la dimension réaliste, servie par une documentation de premier ordre et une invention poétique nourrie par une écriture lyrique puissante ; on lui pardonnera donc de s’égarer parfois dans des métaphores alambiquées et ténébreuses.

Les références permanentes à l’épopée (Homère et Virgile) ou à la tragédie grecque, les allusions à Longus sont ici plus que des prétextes culturels. Heureusement placées, elles soutiennent l’inspiration, et enlèvent le récit en lui donnant un souffle poétique.

*Michèle Bigot, CIEREC,UJM St Etienne