« L’invention de la culture hétérosexuelle » par Louis-Georges Tin

(Ed. Autrement) 

Introduction

Pour éclaircir le propos, on pourrait établir une comparaison avec la nourriture. Dans toutes les sociétés humaines, il y a bien sûr des pratiques alimentaires, et elles sont indispensables à la survie des individus. Pour autant, toutes les sociétés ne construisent pas nécessairement une culture gastronomique, comme c’est le cas en France. L’art de la table, du vin et des fromages, les rituels, le service, la convivialité, les livres de recettes, les guides, les classements et les étoiles pour les bons restaurants, les émissions culinaires à la télé, sont autant d’éléments qui définissent la gastronomie à la française. D’autres sociétés développent des pratiques alimentaires moins diverses et moins ritualisées, elles se fondent sur les ressources matérielles nécessaires pour vivre. Certes, ces pratiques s’organisent selon des principes et des codes, et  elles s’inscrivent parfois dans des célébrations où l’alimentation occupe une place particulière. Pour autant, elles ne produisent pas ce que l’on pourrait appeler véritablement une culture de la gastronomie. Dans ces contextes nombreux, et pas seulement dans les sociétés anciennes ou éloignées, en Amazonie ou en Nouvelle Guinée, l’alimentation est à la fois nécessaire et secondaire, et on ne se croit pas obligé d’en faire un objet d’euphorie, un rite permanent, une exaltation collective. En ce sens, la pratique alimentaire est universelle, la culture gastronomique, elle, ne l’est pas.

De même, si la pratique hétérosexuelle est universelle, la culture hétérosexuelle, elle, ne l’est pas non plus. En effet, bien que la nature humaine soit évidemment hétérosexuée, ce qui permet la reproduction de l’espèce, les cultures humaines ne sont pas nécessairement hétérosexuelles, c’est-à-dire qu’elles n’accordent pas toujours de primauté symbolique au couple homme-femme et à l’amour dans les représentations culturelles, littéraires ou artistiques, comme le prouve l’examen des sociétés anciennes ou « archaïques ».

En allant plus loin, il faudrait peut-être même se demander si les cultures hétérosexuelles, c’est-à-dire celles où l’attirance pour l’autre sexe est partout figurée, cultivée, célébrée, ne constituent pas un cas particulier que des raisons historiques, liées à l’expansion économique et coloniale, auraient rendu apparemment général. En effet, dans de nombreuses sociétés, bien que les pratiques hétérosexuelles soient l’usage ordinaire, elles ne sont jamais exaltées sur le mode de l’amour, et encore moins de la passion. Elles constituent une exigence sociale objective, qui structure évidemment les rapports sociaux de sexe, rapports où s’exerce en général la domination masculine, mais elles ne sont guère sublimées, le désir de l’homme pour la femme étant perçu comme nécessaire et secondaire en même temps. En tant que telles, elles ne sauraient être valorisées, ce qui explique bien souvent le peu de place attribué à l’amour dans ces civilisations. En réalité, l’importance donnée à l’amour, ou plus exactement à l’hétérosexualité amoureuse, semble être une particularité de nos sociétés occidentales, comme le note à juste titre John Boswell :

La culture industrielle a fait de ce sujet une véritable obsession. A observer les monuments de la civilisation occidentale moderne, on pourrait avoir l’impression que l’amour a été le centre d’intérêt majeur de la société industrielle des XIXe et XXe siècles. La majorité écrasante des ouvrages de littérature, d’art, de musique populaires a pour thème la recherche de l’amour, sa célébration ou les plaintes qu’il inspire ; ce point est d’autant plus surprenant que l’essentiel de la population à laquelle ces messages culturels s’adressent est déjà mariée ou trop âgée pour être vraiment concernée par la question. Ceux qui sont plongés dans cet océan d’amour1 ont tendance à penser que cela va de soi ; bien des spécialistes du sujet sont eux-mêmes inconscients de la place primordiale qu’il occupe dans les civilisations où ils ont grandi. Or très peu de civilisations anciennes ou demeurées à l’écart de l’industrialisation seraient prêtes à admettre –ce que personne en Occident n’aurait l’idée de contester– que l’homme existe pour aimer une femme et la femme existe pour aimer un homme.2 La plupart des humains, de tout temps et de tout lieu, auraient jugé étroite cette mesure de la valeur humaine.
De nombreuses civilisations, ainsi que les sociétés occidentales du passé, se sont davantage préoccupées d’autres enjeux culturels : célébration de personnages héroïques ou d’événements hors du commun, méditations sur les saisons, observations sur la réussite, l’échec ou la précarité des cycles agricoles, histoires de famille (dans lesquelles l’amour joue un rôle restreint, lorsqu’il n’est pas complètement absent), études ou élaborations de traditions religieuses ou politiques3. »

De ce fait, si la reproduction hétérosexuée est la base biologique des sociétés humaines, la culture hétérosexuelle, elle, n’est qu’une construction parmi d’autres, et en ce sens, elle ne saurait être présentée comme le modèle unique et universel. Dès lors, il convient de se demander à partir de quand, comment et pourquoi notre société a commencé à célébrer le couple hétérosexuel. Il faudrait, en effet, s’interroger sur les origines du dispositif socio-sexuel dans lequel nous vivons aujourd’hui, le sujet n’ayant jamais été étudié en ces termes. Mais il faut pour cela accomplir une véritable révolution épistémologique : sortir l’hétérosexualité de « l’ordre de la Nature », et la faire entrer dans « l’ordre du Temps », c’est-à-dire dans l’Histoire.

Première Partie : Les résistances chevaleresques à la culture hétérosexuelle

Cet exemple donne à voir le caractère proprement féodal des amours masculines dont il est ici question. En effet, elles sont souvent liées au pouvoir et aux liens vassaliques. En effet, la présence permanente à la cour de tous ces chevaliers, de tous ces bacheliers, de tous ces jeunes gens non mariés, est à la fois une nécessité pour le suzerain qui a besoin de leurs services pour défendre sa terre, son duché ou son royaume ; mais elle peut aussi être source de conflits, de désordres et de turbulences. Dans ces conditions, le culte de l’amitié constitue un moyen de régulation sociale permettant de renforcer les liens entre soldats, de susciter l’esprit de corps et de créer une sorte de ciment social, disposition tout à fait comparable en somme à celle du célèbre bataillon thébain, le bataillon des amants. Ainsi, lorsque le roi fait jurer amitié à Claris et Laris, il souhaite créer entre eux une relation dont la solidité devrait servir à son pouvoir monarchique. De même, lorsqu’au plus fort de la bataille, Roland déclare à Olivier : « Je vous prends comme frère ! C’est pour de tels coups que l’empereur nous aime », il manifeste de manière éclatante le lien entre les amitiés chevaleresques et le rapport avec le suzerain. Charlemagne sort renforcé d’une amitié qui conduit ses deux lieutenants à se défendre mutuellement avec la dernière énergie, et qui pousse chacun d’eux à se surpasser  pour mériter l’amour de l’autre, et de leur suzerain.

Cependant, le fait que ces amitiés masculines répondent aux caractéristiques d’une société féodale, globale et homosociale, ces trois propriétés ne doivent pas cacher l’intensité des attachements ici décrits. Même commandée par le monarque, l’amitié n’en est pas moins authentique, et l’amitié est l’un des rares moments de tendresse dans un monde où la brutalité est souvent de rigueur. Le héros ne peut retenir ses larmes lorsqu’il craint pour son compaign ; ce grand gaillard tombe en pâmoison quand son ami se meurt ; nos chevaliers s’embrassent, et souvent sur la bouche, ils passent parfois la nuit ensemble. Il n’y a pas lieu de s’interroger sur leur sexualité : tout cela paraît tout à fait naturel aux yeux de leurs contemporains. Ces amitiés sont – et c’est donc la quatrième propriété notable en l’occurrence – extrêmement sentimentales.

Or à partir du XIIe siècle, à la faveur des troubadours et des trouvères, l’amour courtois devient un motif régulier dans la société médiévale, un thème récurrent, quasi obsessionnel. Il met en place une relation dissymétrique dans laquelle la femme, la domna, devient pour ainsi dire le seigneur de son amant. Mais en général, les contraintes sociales, le mari ou le méchant, le losengier, interdisent toute relation véritable, et la frustration amoureuse se sublime en rêveries exquises, conscientes et raffinées. Dans sa forme absolue, la courtoisie aboutit à la fin’ amor, la parfaite amour, que régissent des codes précis et rigoureux. C’est une relation libre, donc nécessairement adultère, car aimer un époux, c’est aimer par devoir, mais aimer un amant, c’est aimer par amour. L’amant est alors soumis à des épreuves initiatiques, les assaig, lesquelles aboutiront au sorplus que donnera la dame, peut-être, mais peut-être pas, car certains considèrent que la fin’amor doit rester chaste et pure.

L’amour courtois donne lieu à une efflorescence lyrique dans laquelle le poète chante ses vers au son des instruments : c’est la canso, où s’illustrent par exemple Guillaume de Poitiers et  Thibaut de Champagne. Dans les chansons de toile, les femmes, occupées à tisser, racontent leur amour sur un mode galant, et la lyrique occitane envahit les régions du nord. Aliénor d’Aquitaine et sa fille Marie acclimatent ces moeurs nouvelles dans leurs cours respectives d’Angleterre et de Champagne. Cette nouvelle vogue envahit alors le genre romanesque, et notamment la matière de Bretagne. Bref, à partir du XIIe siècle, la culture de l’amour qui surgit dans les régions occitanes envahit la France entière, avant de se répandre dans le reste de l’Europe.

Ce n’est pas ici le lieu de s’interroger sur les causes de ce phénomène, qui demeurent relativement énigmatiques, et qui divisent encore les spécialistes. Il nous importe davantage de constater le fait, et de noter qu’il surgit après (et à bien des égards contre) la culture des amitiés masculines. Jacques Le Goff dit en passant, dans son ouvrage sur La Civilisation de l’Occident médiéval : « il est pourtant, à cette époque, un sentiment dont la transmutation paraît résolument moderne. C’est l’amour. Le raffinement des sentiments entre deux êtres semblait confiné, dans la société virile et guerrière de l’âge proprement féodal, à l’amitié entre hommes4. » Dans L’Erotique des troubadours, René Nelli ajoute : « Les XIIe et XIIIe siècles ont vu l’amour se réinventer, se formuler, en empruntant à l’amitié ses rites constitutifs, ses magies, et même les conceptions philosophiques qui la définissaient 5. » On sait aussi les efforts que Denis de Rougement a déployés pour cerner l’essor de l’amour en Occident.

Cependant, habitués qu’ils sont à la logique de la culture hétérosexuelle, qu’ils perçoivent comme naturelle, les commentateurs ont souvent du mal à mesurer la révolution qu’introduit l’amour courtois dans la société médiévale. Or, cette tendance nouvelle provoque dans le monde féodal un renversement sans précédent : elle tend à supplanter les amitiés masculines par les amours hétérosexuelles. Des historiens comme Duby, Le Goff ou Nelli ont montré, et avec talent, l’essor de la société courtoise, mais ils ont général négligé un point fondamental à mes yeux : ils n’ont guère étudié la transition (éminemment conflictuelle) entre la culture féodale des amitiés masculines et la culture courtoise des amours hétérosexuelles. En d’autres termes, les historiens n’ont en général pas problématisé l’hétérosexualité elle-même : sans doute ne faisait-elle pas problème à leurs yeux.

Or, de fait, l’émergence puis l’essor de la culture hétérosexuelle en Occident placèrent les hommes de guerre dans une position difficile. Pris entre l’éthique chevaleresque, qui incite à la guerre, univers masculin, et l’éthique courtoise, qui invite à l’amour, univers féminin, ils se virent obligés de répondre en même temps à ces deux injonctions contradictoires, leur univers homosocial devant désormais composer avec la culture hétérosexuelle. Ainsi, les romans de Chrétien de Troyes (vers 1135-vers 1181) reposent largement sur ce dilemme. Ils posent une problématique constante, à laquelle ils tentent de répondre de manière dialectique : comment concilier éthique chevaleresque et éthique courtoise ?


Conclusion

Or ces considérations importantes nous amènent à aller au-delà de la méthode, pour examiner les résultats obtenus en eux-mêmes. Si l’on considère le temps passé depuis l’émergence de la société courtoise en Occident, ce sont pour ainsi dire mille ans de culture hétérosexuelle qui ont été ainsi envisagés. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’expliquer que la méchante culture hétérosexuelle aurait été inventée au XIIe siècle, remplaçant le bon vieux temps de la culture homosexuelle, qui était bien plus ancienne et bien plus chouette. Cette vision serait tout à fait absurde, et ne correspond nullement au contenu de ce volume. La thèse ici défendue nécessite d’abord une sorte de rupture épistémologique, pour concevoir que, s’il y a partout des pratiques hétérosexuelles, qu’on ne trouve pas en tous lieux l’expression de cultures hétérosexuelles. En d’autres termes, la célébration des amours entre hommes et femmes n’est pas une constante des sociétés humaines.

L’examen des sources disponibles montre que celle-ci émerge en Occident vers la fin du XIe siècle, à la faveur de la culture courtoise. Son développement rapide constitue une réalité remarquable, mais plus intéressantes encore sont les stratégies de résistance mises en place par les groupes dominants, en l’occurrence, le Clergé et la Noblesse, le premier et le second ordre de cette société d’Ancien Régime, ou en d’autres termes, oratores et bellatores, pour reprendre la terminologie de Georges Dumézil. Les hommes d’Eglise s’opposent à la culture hétérosexuelle surtout parce qu’elle est sexuelle, alors que leur éthique à eux est fondée sur le renoncement à la chair et sur l’amour de Dieu ; les hommes de guerre s’y opposent en particulier parce que cette culture hétérosexuelle est hétéro, alors que leur ethos à eux se fonde sur un ordre profondément homosocial et sur l’amitié virile, comme le rappelle Georges Duby. Bref, aux uns, cette culture nouvelle posait un problème de sexe, puisqu’elle valorisait des galants voluptueux, voire débauchés ; aux autres, elle posait un problème de genre, puisqu’elle mettait en scène des héros alanguis, voire efféminés.

Cette opposition entre la culture hétérosexuelle, d’une part, et l’éthique du Clergé et de la chevalerie, d’autre part, n’était bien sûr pas une opposition institutionnelle entre deux courants idéologiques socialement définis, ayant leurs porte-parole désignés, et une conscience claire et complète des enjeux qu’ils avaient à défendre. Mais l’évolution qui conduisit à la légitimation croissante de la culture hétérosexuelle ne fut pas non un mouvement naturel, aisé, et spontané. Au contraire, cette évolution fut faite de conflits, de heurts, de résistances, mais aussi de compromis, d’arrangements et de conciliations. L’histoire qui est décrite dans ce volume obéit ainsi à une dynamique de civilisation dont les forces sont parfois des courants souterrains, mais dont les déplacements entraînent de puissantes ondes de choc, qui ne peuvent être envisagées que sur la longue durée.
Ainsi, ne pouvant totalement endiguer la vogue persistante de la culture hétérosexuelle, le discours religieux et l’éthique chevaleresque durent composer, et tentèrent de trouver des accommodements qui consistaient en général à intégrer ce qu’ils ne pouvaient rejeter. Ils voulurent ajuster la culture hétérosexuelle à leurs exigences particulières, et en fait, durent le plus souvent adapter leurs exigences traditionnelles à la culture nouvelle, de plus en plus dominante.

Lorsque l’éthique chevaleresque et le discours religieux condamnaient autrefois la culture hétérosexuelle, les amours et les galanteries, il s’agissait de valoriser par opposition la figure de l’homme de guerre ou celle de l’homme d’Eglise : le héros et le saint, tels étaient les exemples proposés à l’admiration commune et à l’imitation de tous. Or cette nouvelle culture du couple homme-femme mettait en valeur les courtisans efféminés et non plus les héros virils (ce qui mettait en péril l’éthique des chevaliers, qui s’en inquiétaient) ; elle célébrait le péché de volupté et non plus la sainte chasteté (ce qui mettait en cause l’autorité de l’Eglise, qui s’en alarmait). Confrontée à cette même situation, la médecine moderne adopta une attitude originale : premièrement, dans l’ensemble, elle chercha à conforter plutôt qu’à critiquer la norme du couple homme-femme (on l’a vu, les quelques résistances médicales à l’hétérosexualité firent long feu ; mais il est vrai que la médecine moderne se constitua à une époque où la culture hétérosexuelle était déjà la norme dominante) ; deuxièmement, face à l’hétérosexuel, qui incarnait la norme, elle inventa en guise de repoussoir la figure de l’homosexuel, qui incarnait la perversion ; troisièmement, les « invertis » construits par le discours médical se virent désormais affublés des « tares » autrefois attribuées aux hommes à femmes respectivement par la chevalerie et par l’Eglise : en effet, selon les médecins, cette inversion du sens génital rendait les homosexuels efféminés et débauchés. Cette configuration générale peut être résumée par le tableau ci-dessous :

LEMONDE.FR | 16.10.08 |

Lire les réponses de Loui-Georges Tin