Veille ou réveil ?

— Par Jacky Dahomay —

(Compte-rendu de la réunion sur l’épandage aérien et l’avenir de l’agriculture tenue au Conseil Régional le mercredi 12 juin 2013)

bananeEtrange, cette réunion tenue au Conseil Régional à l’initiative de la présidente Mme Borel, idée qui avait été suggérée par un élu, M. Durimel. Si on peut féliciter cette dernière d’avoir voulu  réunir divers acteurs (scientifiques, planteurs, associations de défense de l’environnement) concernant la question de l’épandage aérien et de l’avenir de l’agriculture, le malaise  qui régnait durant cette réunion consiste en ce que tout s’est passé comme si on avait voulu esquiver une question, essentielle pourtant, celle de la nocivité que comporte l’épandage aérien de produits phytosanitaires. Il est significatif de constater que la Présidente de la Région avait prévu de donner la parole  d’abord à M. Lignères, représentant des planteurs, et aux « scientifiques », (CIRAD), et ce n’est qu’après qu’elle a passé la parole  à la salle. Elle n’avait pas envisagé de donner directement la parole aussi à une association de défense de l’environnement et de la  santé, alors qu’il s’agissait aussi du problème posé par l’épandage aérien ? Comment rendre compte d’une telle chose ?  Comment  expliquer cette prévalence du groupe planteurs/CIRAD ? Est-ce une association visant à produire une mise en veille  de l’opinion ?
Ce que dévoile cette réunion au Conseil Régional,  c’est l’effacement de la loi au profit de la norme. Expliquons-nous : Notre Collectif Vigilance Citoyenne et les autres associations de défense de l’environnement obéissent à un impératif de nature morale et juridique mettant en avant un bien public, celui de la protection de la santé et de l’environnement, ce pourquoi nous faisons appel, au plan juridique, au respect de la loi qui définit le principe de précaution. Les planteurs et  l’Etat sont régis par ce que Victorin Lurel  a appelé le « principe de réalité », de défense des intérêts économiques, ce qui est  l’obéissance à une norme. Entre les deux, Mme Borel dont nous ne doutons pas de la bonne volonté, est sans doute mal à l’aise.
Si la loi tire son origine, en régime démocratique, d’une délibération et s’exerce de façon verticale par la contrainte, la norme détermine des comportements fondés sur des croyances diverses qui s’organisent dans le registre de la certitude et qui s’exercent sans aucune contrainte (de nature juridique par exemple). S’il n’y a pas de  société sans normes, ce qui s’est passé ces dernières décennies avec le développement du néolibéralisme, c’est que le pouvoir ne compte plus sur les  appareils idéologiques traditionnels pour dominer et, utilisant les médias et les « experts » en tous genres, vise  à établir ce que certains auteurs nomment une « veille de l’opinion »  nécessaire à l’art libéral  de  gouverner et qui consiste selon Michel Foucault à deux grands éléments qu’il se doit de manipuler :  économie et opinion. Comme le dit Roland Gobi, « Quand l’autorité est en crise, c’est le pouvoir normatif qui s’accroît et aujourd’hui, la normalisation des conduites publiques et privées a atteint un degré d’assujettissement  tel que n’aurait pu rêver l’autorité traditionnelle ».
Soyons clairs : il ne s’agit pas pour nous de remettre  en cause l’importance de l’économie comme source de richesse et de création d’emplois. Les  questions économiques et sociales sont fondamentales pour l’avenir de notre  société. Mais quelle  économie ? Telle  est  la question fondamentale. Est-ce une économie au service de l’homme ou est-ce une économie qui se sert de l’homme selon la formule que nous avons énoncée AHA (argent-homme-argent) ? Au fond, c’est ce qui a été escamoté lors de cette réunion au Conseil Régional. Pourquoi ?
Parce  qu’il règne une norme qui fonctionne chez nous comme une certitude « sans la  banane,  nous sommes perdus ». Soyons plus clairs : nous sommes persuadés, comme l’a rappelé le représentant  de l’UPG Alex Bandou, qu’il faut  produire de la banane et qu’il  serait tragique qu’un jour nous  soyons obligés d’importer de la banane venue d’on ne sait où. La norme qui règne suppose plutôt « sans la  banane cavendish d’exportation, nous sommes perdus ». Telle  est  la norme libérale qui gouverne les planteurs, les représentants de l’Etat et la  majorité de nos élus. C’est comme un dogme qu’il ne faut surtout pas remettre en question et, en  conséquence, cette norme considère comme secondaires les  préoccupations de ceux qui mettent en avant la défense de l’environnement et de la santé. Certes, ils en  tiennent compte mais  comme une  opinion qu’il faut manipuler, canaliser dans la logique de la « veille de l’opinion » du pouvoir néolibéral. Tout le  problème est de savoir si Mme Borel et les élus organisent ces réunions sur l’agriculture pour neutraliser les revendications de nos associations (dans ce cas les planteurs qui défendent ce mode d’exploitation de la banane auraient gagné et l’Etat aurait réussi sa « veille de l’opinion ») ou si au contraire elle désire mettre en branle une véritable dynamique de réveil de la société civile permettant de penser une évolution bénéfique de l’agriculture en Guadeloupe.
Mais paradoxalement, sans que la chose ait été voulue par ses organisateurs, une certaine vérité s’est fait jour dans cette réunion. Ainsi, les scientifiques invités (CIRAD et Institut Technique Tropical ) ont affirmé plusieurs choses : d’une part que le CIRAD ne travaille pas sur l’épandage aérien ni sur la toxicité des produits utilisés et que la cercosporiose  est un champignon qui a un pouvoir redoutable d’adaptation aux produits phytosanitaires et, d’autre part, que la  nouvelle banane produite, le 925, ne pouvait être destinée à l’exportation et qu’il faudrait 7 à 8 ans pour trouver un produit susceptible de remplacer la cavendish. Mme Borel a remercié les scientifiques en rappelant que la recherche demande  du temps. Nous avons fait remarquer que ce qu’affirme le principe de précaution c’est qu’il ne faut pas attendre tous les résultats de la recherche scientifique pour interdire des produits qui sont suspects dans le présent.
La vérité qui est  ressorti  de cette réunion est que vrai problème est celui d’un type d’agriculture qui nous est imposée, l’agriculture productiviste, largement dominée par les  producteurs de pesticides dont le plus renommé au plan mondial est Monsanto. L’agriculture, l’élevage et  la nourriture mondiale sont entre leurs mains au mépris de la vie et de  l’homme. Est-ce ce que nous voulons pour notre pays ? L’impératif moral  qui nous gouverne est de dire non, à ces lobbies qui nous dirigent et qui écrasent l’homme « comme la  grappe dans la vigne »  pour reprendre l’expression de Saint-John Perse. Quelles sont les chances des petites îles des Antilles de supporter la concurrence des grands pays peu soucieux d’ailleurs de l’environnement (la « banane bio » de Saint Domingue est un pur leurre destiné à supporter ce que nous avons  appelé une « veille  de l’opinion ») ? Les petits et moyens planteurs devraient se poser  cette question car les  gros ont déjà prévu une reconversion. Ils risquent dans l’avenir de se retrouver comme le dindon de la farce ! C’est ce  productivisme dans  la  banane qui a provoqué cette situation dramatique qu’est la pollution de nos pays devenus des « monstres chimiques ». Il  faut donc en sortir. Si une banane d’exportation est  possible sans mettre en jeu la santé et l’environnement, nous soutenons sans réserve. Dans le  cas contraire, nous continuons notre combat de façon encore plus résolue et notre Collectif Vigilance Citoyenne fera tout ce qui est en son possible pour contrer ces dispositifs de mise en veille de l’opinion  afin qu’une opinion guadeloupéenne réveillée et responsable se mobilise pour la défense des intérêts supérieurs de notre pays.
Jacky Dahomay