Une vision pernicieuse du monde social et de ses divisions

Qu’est-ce qui se cache derrière l’utilisation de l’expression «bobos» ?

 —Par Sylvie Tissot, sociologue à l’université paris-VIII.—

 

bobo_renaudRien n’est mieux partagé que le discours anti-bobo. L’ironie ou l’agressivité peuvent varier, mais chacun a un jour, d’un air entendu, utilisé ce mot pour parler d’un quartier, d’un restaurant, d’idées politiques, de modes vestimentaires ou de pratiques alimentaires. Nul besoin d’expliquer le terme, les bobos, c’est les autres ; et, pour certains, le nouveau repoussoir, l’incarnation d’un progressisme hypocrite, d’une branchitude désinvolte et indifférente aux vrais problèmes.

Du point de vue des sciences sociales, le mot « bobo » peut sembler utile pour décrire la manière dont se sont transformés les quartiers populaires des grandes villes. Le bobo serait ce nouvel habitant relativement doté, au moins en bagage scolaire, en quête d’architecture ancienne ou d’un loft à rénover pour y bricoler un mode de vie bohème tout en veillant à augmenter la valeur de son bien. Le bobo serait responsable de ce que les chercheur-e-s nomment maintenant la gentrification, c’est-à-dire la requalification de quartiers anciens dont les prix de l’immobilier explosent à la suite de l’arrivée des classes moyennes.

Le phénomène de la gentrification, mais bien au-delà l’absence d’un réel contrôle du marché de l’immobilier, est assurément préoccupant. Les difficultés d’accès au logement et la colonisation des espaces populaires sont une manifestation criante des inégalités renforcées par la crise économique et les politiques d’austérité. Quand les classes supérieures savent protéger leur entre-soi dans des communes et des quartiers de plus en plus bourgeois, les classes moyennes les moins dotées, notamment en patrimoine hérité, peinent à trouver un logement dans les grandes agglomérations. Et face à un parc social saturé, des zones insalubres se reconstituent aujourd’hui dans les interstices des villes, où se retrouvent ceux qui ont encore moins de ressources.

Le mot bobo pourtant ne nous aidera ni à comprendre ces transformations ni à les stopper – et la plupart des chercheur-e-s rechignent d’ailleurs à l’utiliser. Derrière cette catégorie se cachent des profils sociaux très contrastés, qui, dans tous les cas, n’ont rien à voir avec la bourgeoisie non bohème qui sait défendre ses privilèges sans avoir à se mêler aux pauvres. Cela n’exonère en rien les nouveaux habitants des quartiers populaires de la responsabilité de s’interroger sur leurs goûts, leurs pratiques, leurs manières d’investir l’espace public, les écoles ou encore le milieu associatif. Car leur bonne volonté et leur goût affiché d’une certaine mixité sociale ne réduisent pas magiquement les inégalités ni la violence symbolique que peuvent éprouver les habitants déjà là.

Il reste que, comme le mot lui-même, la construction du « bobo » comme nouvel ennemi est problématique. Non pas parce que ces populations seraient injustement stigmatisées – s’il est un groupe rituellement montré du doigt (pour son mode de vie, ses goûts culturels ou encore son vote), ce sont encore avant tout les classes populaires, en particulier « musulmanes » et/ou « issues de l’immigration ». Le premier problème réside dans le fait que cette rhétorique s’est développée au sein d’une classe politique qui, au niveau gouvernemental comme dans les municipalités, dans celles de droite comme celles de gauche, est très massivement issue des classes supérieures et accueille souvent à bras ouverts ces populations plus riches.

Si le discours anti-bobo est dangereux, c’est aussi que ce discours a pris place dans une vision particulièrement pernicieuse du monde social et de ses divisions. Arrivé au début des années 2000 en France à la suite de la traduction du livre du journaliste états-unien David Brooks, le mot a été repris par l’ensemble des médias, puis de la classe politique. Lors de la campagne de 2012, il était même brandi par Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy, qui fustigeaient les « bobos » pour mieux se réclamer des classes populaires. Car c’est là que réside l’effet magique du mot : quel que soit son flou (d’ailleurs soigneusement entretenu), il permet de convoquer des classes populaires aussi « authentiques » que les bobos seraient faux, et d’afficher, à peu de frais, une solidarité sans faille avec celles-ci.

Il permet aussi, en creux, d’en dessiner des contours bien particuliers. Autant les « bobos » seraient attachés à la défense des sans-papiers par exemple, autant les classes populaires y seraient hostiles. Face aux premiers, portés vers la culture et la tolérance sociale, émerge de cette nouvelle doxa un peuple soudainement élagué de ses composantes qui, pourtant, subissent de plein fouet la violence sociale et économique : les immigrés occupant les postes les moins payés, ou encore les femmes, aux avant-postes de la précarité, mais aussi les gays et les lesbiennes – qui ne sont pas tous des créateurs habitant le Marais.

Il convient de réfléchir aux effets idéologiques de dix ans de captation d’un terme utilisé au départ par des journalistes en quête de sujets légers pour les rubriques « société ». La dénonciation du bobo est aujourd’hui une manière facile et faussement audacieuse de stigmatiser l’antiracisme et le combat contre toutes formes de discrimination. Des causes auxquelles le peuple, le « vrai », serait profondément allergique.

Les divisions sociales qui structurent notre société ne se réduisent pourtant pas à l’opposition simpliste entre des « bobos » privilégiés et des classes populaires reformatées en hommes blancs hétérosexuels, « naturellement » racistes, sexistes et homophobes, habitant le pavillonnaire. Passé à droite, le discours anti-bobo aura peut-être cette vertu de contraindre la gauche à repenser, au-delà de tout raccourci, sa vision des classes populaires, et plus largement des classes sociales.

 

 Sylvie Tissot

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