« Une saison au Congo » au Grand Carbet : du grand et bel ouvrage!

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— Par Roland Sabra —

Christian Schiaretti et l’ensemble de sa troupe ont offert à la Martinique, par l’entremise du Conseil Régional et du SERMAC deux heures trente de bonheur les 2 et 3 novembre au Grand Carbet du Parc Aimé Césaire de Fort-de-France. Il n’est pas si fréquent, excepté lors du Festival de la ville capitale, de voir un plateau de théâtre occupé par trois douzaines de comédiens, musiciens et chanteurs majoritairement d’origine africaine, burkinabé, ou antillaise agrémenté de quelques caucasiens. Ce métissage réussi est un des éléments du succès populaire du travail présenté. Il en est d’autres. La pièce en elle- même et la mise en scène participent bien sûr à cette réussite.

 1958 : le Congo actuel, cette invention d’une zone tampon entre les féroces appétits des puissances coloniales britannique, française et allemande est en ébullition. La Belgique qui en a hérité est sur le point de passer la main. L’indépendance est en marche. Un jeune leader, il a 33 ans, à la tête du MNC, le Mouvement Nationaliste Congolais, mène la vie dure aux colonialistes qui l’emprisonnent plusieurs fois et notamment en décembre 1959 alors que se réunit à Bruxelles la table ronde qui doit mener à l’indépendance. Libéré sous la pression populaire il participe à partir de janvier 1960 aux négociations qui aboutissent à la proclamation de la souveraineté du Congo sur son territoire le 30 juin de la même année. Nommé Premier Ministre, Patrice Emery Lumumba, se heurte d’emblée aux immenses difficultés de la construction d’un État de droit dépassant les clivages ethniques, dans un pays où les colonialistes toujours actifs ne veulent céder que l’apparence du pouvoir. S’ils sont prêts à s’accommoder d’une africanisation du personnel politique il est hors de question pour eux de céder sur l’origine de leur pouvoir à savoir l’économie. Très vite, ils vont organiser, soutenir la sécession de la province la plus riche du Congo : le Katanga. Les rivalités politiques, les ambitions personnelles minent l’autorité du gouvernement congolais. Trahi par son homme de confiance, le colonel Mobutu, Lumumba, sera arrêté, livré aux Katangais, torturé, et assassiné dans des circonstances restées un peu troubles.

 Au delà de l’intérêt historique, biographique c’est la lecture dramaturgique que fait Aimé Césaire de cet épisode tragique et hélas prototypique des conditions d’accès aux indépendances africaines qui force l’attention.

 Les termes qui conduisent du drame à la tragédie sont fixés dès le premier acte. Quand Mokutu (Mobutu), à propos du Premier Ministre laisse poindre la menace «  Et dire que je voulais faire de lui un homme d’État… Trop aiguisé, le couteau déchire jusqu’à sa gaine. » Lumumba affirme «  Je sais que Mokutu ( Mobutu) ne me trahira jamais ».

 Dans le second acte , celui de la la trahison et de la chute, Lumumba fait face, à des mutineries de soldats et à la neutralité bienveillante de l’Onu à l’égard du complot sécessionniste katangai organisé en sous-main par les banquiers. Pour l’ ambassadeur Grand occidental il s’agit de « Circonscrire partout le feu allumé par la pyromanie communiste”. C’est à Mokutu que l’on va demander de régler le différend. La naïveté de Lumumba est toute dans cette adresse à Mokutu à la veille du coup d’État qu’il prépare : « Sais-tu ce que tu t’apprêtes à faire?”lui demande-t-il benoitement!

 Le troisième acte est celui de l’exécution. Démis de ses fonctions Lumumba représente encore un danger pour le néo-colonialisme qui s’installe. Quand la demande de le livrer au Katanga se précisera Mokutu hésitera un moment avant d’obéir à ses commanditaires : « Le problème c’est que je l’ai neutralisé, et que vous vous voulez le liquider. Pourquoi s ‘acharner sur un homme qui est hors d’état de nuire ? ». Les marionnettes katangaises lui répondront : » Tant qu’il respire, il nuit ! ». C’est alors que Mokutu le Juda prendra la figure de Ponce Pilate : Adieu ! Je m’en lave les mains ! Le cynisme de Mokutu est assez limité, nouvel homme fort du Congo il tentera brièvement d’asseoir sa légitimité en s’inscrivant dans l’héritage de Lumumba.  En 1966 sur la place de l’Indépendance à Kinshasa il déclare«  La force de poursuivre ma tâche ; c’est à toi, Patrice, que je la demande, martyr, athlète, héros ». L’enthousiasme de la foule qui répond «  Gloire immortelle à Lumumba » lui fait tomber le masque. Il ordonne le massacre à la mitrailleuse des manifestants venus à la fête de l’indépendance.

 Le miracle césairien consiste à concentrer en une seule figure théâtrale deux personnages, le Lumumba historique, de chair et de sang, de larmes et de rires, celui qui vend de la bière dans le premier acte et le Lumumba, Invincible comme l’espérance d’un peuple, comme le feu de brousse en brousse, comme le pollen de vent en vent, comme la racine dans l’aveugle terreau”. symbole distancié d’une « indépendance sans décolonisation ». Aimé Césaire le précise lors de la création de la pièce : « Il n’est pas que l’homme Patrice Lumumba ; c’est avant tout un homme-symbole, un homme qui s’identifie avec la réalité congolaise et avec l’Afrique de la décolonisation, un individu qui représente une collectivité. » S’il existe un troisième Lumumba celui du mythe , tel qu’il est construit aujourd’hui, lente sédimentation de multiples lectures et réécritures, il a peu à voir avec l’élaboration césairienne qui lui garde une dimension vivante. Le poète Césaire quand il écrit « Une saison au Congo » convoque non pas le registre de l’émotion mais celui de la raison, ou plus exactement celui de la distanciation, registre sur lequel la prise de conscience idéologique, politique de l’œuvre d’art se substitue à la participation émotive du spectateur. Ce qu’a parfaitement compris le metteur en scène.

 La troupe ne quitte jamais la scène, les changements de costumes se font sous l’œil du spectateur, les comédiens s’adressent par moments directement au public pris à témoin, les passages en musique et chansons, les poèmes, tout cela contribue à détruire l’illusion théâtrale qui construit le monde simple, harmonieux, clair de l’histoire racontée. On est ici à la frontière  de l’esthétique et du politique.

  Si l’ensemble de la troupe, composée en partie de figurants martiniquais, est excellent, se détache du groupe dans le rôle de Lumumba, Marc Zinga qui fait montre une grande finesse,  de beaucoup d’émotion, d’une belle ampleur de jeu à la hauteur du personnage qu’il incarne. Pourquoi a-t-il fallu lui demander d’avoir un accent « africain », si accent africain il existe, au risque de rendre difficilement audible certains passages du texte. Était-ce simplement pour souligner la nécessaire distanciation puisque s’adressant directement au public pour commenter la scène, il parle  à ces moments précis sans accent ? Rien n’est laissé au hasard dans la mise en scène c’est ainsi que Mokutu ayant pris la place de Lumumba, lui prendra aussi son accent !  De même Schiaretti en traduisant en langues vernaculaires africaines certains passages poétiques de l’oeuvre souligne que Césaire a puisé une part de son inspiration dans le corpus de  prières et  invocations des peuples bantous. Seule petite faiblesse, le rôle de Pauline la femme de Lumumba semble moins bien servi. Le rôle du joueur de sanza, voix supposée de Césaire ou tout au moins  de celle du peuple, pouvait être mise davantage en relief. Il est celui qui dit, par un langage imagé, gouailleur, ce qui ne doit pas être dit et que lui seul peut dire. En matière de confort on regrettera qu’il ait fallu mobiliser le Grand Carbet pour  présenter ce beau travaill. Qu’on le veuille ou non la salle du Parc Aimé Césaire n’est pas la plus appropriée pour une représentation théâtrale:  le parquet de la scène et celui de la salle craquent sous les déplacements, l’acoustique rend inaudible certains dialogues, certaines chansons. Que le CMAC-Atrium ait été dans l’incapacité d’accueillir dans sa grande salle « Une saison au Congo », c’est dire, qu’au delà de l’indigence programmatique de ce lieu, qui n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été, que se pose un véritable problème, toujours non résolu : celui qui consiste à faire prévaloir les intérêts du groupe d’oligarques en place au détriment de ceux du public.