Un regard persan sur le genre et l’exil

« Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète »

de Gurshad Shaheman

— Par Roland Sabra —

Il a tatoué sur l’avant-bras le nom de son amant , Mohamad : Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète ! Gurshad Shaheman a composé son oratorio profane à partir d’une vingtaine de témoignages recueillis au dictaphone de Beyrouth à Athènes. Nour est comédien. Nowara était enfant star à la télé irakienne, du temps où elle était encore un garçon. Yasmine avait dix-sept ans quand après avoir gagné un concours de mannequins organisé par l’Agence Elite à Agadir son engagement par l’agence fût refusé parce qu’elle était transsexuelle. Il y a aussi Elliott, Lawrence, Hamida et bien d’autres. Ils viennent du Proche-Orient ou du Maghreb et s’ils ont tous quitté leur pays ce n’est pas tant à cause d’une guerre ou d’un conflit armé —cause aggravante — que pour enfin pouvoir exprimer leurs émotions, leurs sentiments, leurs idées et jouir enfin de leurs identités intimes, sexuelles et intellectuelles.

J’ai rencontré mon premier amour à l’armée
On avait tous les deux peur
Notre relation devait rester très secrète
Parce que si quelqu’un nous surprenait
On allait direct en prison
Et y en a pas beaucoup qui en revenait de cette prison-là
La caserne était au pied de la montagne
Parfois, on s’échappait
On se rejoignait dans la forêt à flan de montagne
Et on faisait l’amour entre les arbres
Au clair de lune
On retirait tous nos uniformes
Et on s’allongeait à même la terre humide
C’était l’hiver
On se rejoignait encore dans la forêt
Il y avait de la neige partout
On retirait quand même tous nos vêtements
Une brume volatile s’élevait de nos corps
Et on faisait l’amour dans la neige
Et le froid pénétrait jusque dans mes os
Et sa peau était brûlante contre la mienne
Aujourd’hui encore je n’oublie pas
Quand on prenait notre bain dans la forêt
On s’allumait un feu et on faisait chauffer de l’eau dessus
Et on se lavait au milieu des arbres
Je lui savonnais le corps
Et j’embrassais chaque parcelle de sa peau
Cette forêt était un temple pour notre amour
Et lui était le dieu que j’idolâtrais dans ce temple

 

Toute histoire individuelle contient une part d’universel telle est la démonstration réussie faite par le jeune metteur en scène né à Téhéran et aujourd’hui français. Chaque récit de vie, Gurshad Shaheman a dû le transcrire, l’organiser, lui restituer une cohérence interne, une chronologie événementielle avant de le confronter avec les autres récits pour de nouveau les fragmenter, les recomposer, les entremêler les uns les autres aux fins de construire les trois parties de son oratorio. La première regroupe les récits d’enfance et de jeunesse où se forment les interrogations intimes sur les identités, culturelles, sociales, religieuses et sexuelles. La deuxième porte sue les évènements socio-politiques qui ont conduit à la fuite, au départ pour l’exil en Europe. La troisième relate les conditions particulières et singulières de chaque traversée. Un court épilogue rappelle que l’exilé emporte avec lui ses racines et qu’elles font souche sous ses pieds où qu’il soit.

Venus de l’Ensemble 26 et de l’École Régionale d’Acteurs de Cannes et Marseille, ils sont quinze comédiens, entre seize et trente ans, sur et dans le noir du plateau .Naufragés des errances de l’exil,ils ne se déplaceront pas. Allongés, assis, debout leur gestuelle se limite à ces trois positions. Aucune « spectacularisation » du dire de l’intime car théâtralité n’est pas théâtralisation. Quelques cris rares et intenses en contraste avec les mots tout juste soufflés dans le micro. Ils s’ajoutent aux mots d’autres récits tout aussi solitaires, en échos, en résonance.  La voix s’estompe, resurgit et s’efface. Les mots dits tuent les maux tus. La suite est murmurée, égarée pour toujours au calvaire de douleur. Dans le partage de cette perte irrémédiable le spectateur ne saura pas ce qu’il en a été de l’épreuve, du passage. A lui de faire un pas. Monte alors la musique et le chant  saisissant du poème pour tisser le patchwork décousu de ces vies éparses dont les corps pourtant présents dans leur intensité ne sont plus, comme effacés par les dires, que leurs propres réminiscences. La parole décline et les paupières du récitant se ferment dans un processus de désingularisation d’histoires individuelles, envers d’une déshumanisation éthérée, qui fait surgir l’universel et son inexorable intemporalité, sans jamais la banaliser, mais tout au contraire en soulignant l’urgence et le tranchant de son immédiateté.

Le spectacle, superbe, intense et magnifique, était présenté au Festival d’Avignon 2018 dont la thématique était le genre. Il y était en même temps que « Trans » objet d’une boursouflure de critiques élogieuses voire dithyrambiques. De ces deux spectacles, un seul aujourd’hui tourne encore, fait l’objet de prolongations et de sollicitations…. Gurshad Shaheman ? Un nom à retenir.

Paris le 10/02/2019

R.S.