Un nouveau regard sur les maladies mentales

Où se trouve la frontière entre la tristesse et la dépression, la timidité et une anxiété généralisée ?

maladie_mentaleOù se trouve la frontière entre la tristesse et la dépression, la timidité et une anxiété généralisée ? Les pathologies mentales sont-elles en augmentation ou est-ce notre conception de la « normalité »qui a changé ?
Dossier réalisé par Katia Vilarasau

Assistons-nous à une épidémie de troubles de la bipolarité ? Les enfants sont-ils réellement de plus en plus touchés par l’hyperactivité? Pour le Professeur Bruno Falissard, psychiatre et épidémiologiste à l’lnserm, si les manifestations des plaintes changent, le paysage de la santé mentale a peu évolué dans son ensemble depuis une vingtaine d’années. « L’incidence de la schizophrénie a tendance à diminuer un peu, du fait, sans doute, d’une plus grande surveillance des grossesses et d’une meilleure protection contre les virus due à la vaccination. L’anorexie mentale est en légère hausse selon les données épidémiologiques, mais sans que ce syndrome explose comme on peut l’entendre. » Les vraies modifications tiennent plutôt à la définition des maladies et à la façon de les conceptualiser.
Ainsi, note le chercheur, si l’autisme a considérablement augmenté, c’est en partie dû au fait que son concept a été élargi à d’autres manifestations, rattachées aux «troubles du spectre autistique ». Longtemps considéré à tort comme un trouble de la relation affective, l’autisme est aujourd’hui reconnu comme un handicap neuro-développemental, grâce aux progrès des neurosciences. Tandis que le trouble bipolaire est aujourd’hui mieux diagnostiqué, après avoir été longtemps sous-évalué. Autre avancée, la perception sociale de ces maladies a changé. « Elles sont devenues moins taboues. » Même si la plupart restent difficiles à quantifier.

Les failles des outils de mesure
« Les maladies mentales se classeraient au troisième rang des pathologies /es plus fréquentes en France, mais il n’existe pas d’études qui le corroborent précisément», note de son côté le Docteur Rachid Bennegadi, psychiatre anthropologue au Centre Françoise Minkowska* à Paris. En cause, le défaut de fiabilité des instruments qui mesurent leur fréquence. « Les enquêtes par
téléphone, utilisées couramment en épidémiologie, ne sont pas satisfaisantes pour définir les besoins de soins, souligne Bruno Falissard. Elles devraient comporter un volet clinique permettant de déterminer l’impact de la maladie sur la vie du sujet. Mais ce type d’études coûte très cher, et en fonction des seuils utilisés, les prévalences peuvent varier du simple au double.»

Le diktat de la performance
En effet, qu’est-ce qui est pathologique et qu’est-ce qui ne l’est pas? Les maladies mentales ne manquent pas de nous interroger sur notre société, qui nous demande d’être toujours plus performants et adaptables.
« On estime, même s’il n’existe pas pour l’instant d’enquêtes épidémiologiques pour le valider, qu’il y a une augmentation importante des troubles psychiatriques chez les enfants et les adolescents, avec une problématique de suicides de plus en plus forte chez les jeunes, souligne Rachid Bennegadi. Chez les adolescents, beaucoup d’équivalents d’états dépressifs peuvent aussi être cachés par des problèmes d’addictions. » Le psychiatre constate également une augmentation des troubles liés à la précarité et à l’exclusion. «Beaucoup de personnes laissées pour compte peuvent développer une souffrance psychique dans un premier temps, des désordres psychologiques ensuite, puis éventuellement des troubles psychiatriques

Une société hyper-normée ?
Parfois encore, la souffrance est anticipée. Ainsi, si les données épidémiologiques ne révèlent pas d’augmentation majeure de la prévalence de l’hyperactivité en France, Bruno Falissard constate néanmoins une hausse des consultations la concernant. Effondrement de l’autorité dans la famille et à l’école, exigence accrue de performances aboutissent à des situations limites. «Nous voyons arriver des demandes de prescription pour des enfants présentant des déficits attentionnels sans souffrance manifeste, mais dont les résultats scolaires pourraient être améliorés grâce aux traitements contre l’hyperactivité, déplore le chercheur. Mais ces enfants sont-ils vraiment des patients au sens où ils ont besoin d’un traitement ? »

Le poids des mots

«J’avais 31 ans lorsque le diagnostic m’est tombé sur la tête. A l’époque,l a maladie était nommée «psychose maniaco-dépressive», ce qui n’a pas du tout la même résonance que le terme actuel de «trouble bipolaire». Le mot« psychose » m’a semblé effrayant, lourd d’implications, stigmatisant. ll m’empêchait de m’approprier cette maladie. Je me suis dit «Je suis foutue».
Depuis qu’il a changé de nom, ce trouble me paraît davantage admis socialement : les malades sont considérés comme faisant partie intégrante de la société et capables de vivre normalement.
Le fait de pouvoir en parler est important même s’il existe un risque de galvaudage, de banalisation, et donc de véhiculer des idées fausses. D’où l’importance de ne pas employer le terme « bipolaire » à tort et à travers. ll ne s’agit pas d’un simple état d’exaltation qui pourrait distinguer des êtres de manière positive. Cela reste une maladie, qui rend la vie compliquée. »
Marie Alvery, auteure, avec Hélène Gabert, de «J’ai choisi la vie» Payot

Est aussi pointée la pression des laboratoires pharmaceutiques, qui se serviraient des outils de classification des maladies mentales, comme le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux), comme cheval de Troie pour surmédicaliser le quotidien. «On a reproché au DSM de classer des comportements habituellement considérés comme réactionnels (tristesse, colère, sautes d’humeur…), avec le risque de stigmatiser les patients,explique Rachid Bennegadi. Mais s’il est vrai que les firmes pharmaceutiques incitent les médecins à prescrire leurs traitements, il y a peu de risques qu’en France ou à l’étranger, un patient non schizophrène soit diagnostiqué comme tel pour écouler des médicaments. Là oit le bât blesse, c’est que l’industrie pharmaceutique est parfois présente dans les milieux universitaires et de recherches sans s’être clairement déclarée

Pensée unique
Un avis partagé par Bruno Falissard pour lequel ce risque de surdiagnostic existe peu en France, à la différence d’autres pays où les traitements sont remboursés seulement si le trouble est inscrit dans le DSM. «Le vrai problème dans notre pays est plutôt que les psychothérapies, qui sont très efficaces, ne sont pas prises en charge en libéral, alors qu’il nous ait reproché de prescrire trop de médicaments»,déplore l’épidémiologiste, qui pointe un autre risque concernant l’usage du DMS américain comme unique système de classification enseigné aux futurs médecins. « Il serait bien de montrer aux étudiants d’autres classifications qui n’expriment pas la même chose, et qui permettent de nous interroger sur ces outils. Avec une seule classification, les médecins peuvent penser que les maladies sont vraies, alors qu’elles ne sont que des constructions dont les contours changent sans arrêt. »

*Créé par l’association Françoise et Eugène Minkowski, le centre est un établissement de santé mentale spécialisé dans l’accueil des personnes migrantes et réfugiées, fort de 50 ans d’expérience en soin transculturel et certifié par la Haute Autorité de Santé.

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