« Un jour avec, un jour sans », un film de Hong Sang-soo

V.O. Madiana Vendredi 22 avril & Mercredi 27 avril 2016 19h 30

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Ham Cheon-soo, réalisateur de films indépendants, doit présenter ses oeuvres dans la ville de Suwon. Mais il arrive un jour trop tôt. Après avoir discuté avec une étudiante, il décide de profiter de son temps libre pour visiter un temple de la ville. Là, il rencontre Yoon Hee-jeong, une artiste peintre. Après avoir discuté dans un café, ils se retrouvent chez la jeune femme, qui propose au cinéaste de peindre une toile devant lui. Cheon-soo, sensible à cette démarche, lui explique ce qu’il aime dans son style et comment il perçoit sa personnalité. Un peu plus tard, dans la soirée, les deux boivent du soju dans un bar…

Hong Sang-soo
Un jour avec, un jour sans
Comédie dramatique réalisé en 2015 par Hong Sang-soo
Avec Jeong Jae-yeong , Kim Min-hee , Yoon Yeo-jeong.

*****

Hong Sangsoo, un cinéaste de l’altérité sexuelle

— .Par Murielle Joudet. —
Si un film a la faculté de désirer, de partir à la recherche d’une image qui en deviendrait comme son aboutissement, les films de Hong Sangsoo en viennent toujours à s’amasser autour de ce plan, de cette formule, entendue précédemment dans Matins calmes à Séoul (The Day he arrives, 2011) : « une femme, un homme, de l’air ». Et s’ils la délaissent, ce n’est que pour un bref instant, comme une interruption malvenue, car le désir de cette image est la chose la plus impérieuse, autant pour le cinéaste que pour les héros eux-mêmes. Une femme, un homme, de l’air, c’est plus qu’une formule, c’est en quelque sorte un principe de mise en scène, le motif dans le tapis autour duquel s’enroule toute l’oeuvre de Hong Sangsoo, mais un motif qui avance à visage découvert, à la surface, comme une évidence cristalline. On ne compte plus, si tant est qu’on n’ait déjà compté un jour, ces plans où un homme et une femme se tiennent dans le plan face à face, avec plus ou moins d’espace entre leurs corps, puis enfin s’étreignent, s’embrassent, après avoir longtemps discuté. A cet instant, ce qui traverse le plan, c’est quelque chose comme le temps pur de la rencontre, de la mise en contact de deux corps qui se sont trouvés par hasard. Etape par étape, les corps (au sens où l’on parle de corps en physique) se rapprochent par gradation. Ils parlent, ils boivent, ils s’embrassent, ils font l’amour : c’est une loi scientifique, la loi de la rencontre amoureuse.
La rencontre chez Hong Sangsoo c’est une mise en contact entre deux êtres appartenant chacun à un monde différent, chacun étant pour l’autre une sorte d’objet non identifié, de présence extra-terrestre, d’altérité pure. Ce n’est pas qu’un détail si, souvent, au début du film, les héros se retrouvent dans une ville qu’ils connaissent mal, car l’autre est précisément comme une ville que l’on visite en touriste : on y découvre ses habitudes, ses coutumes, ses croyances, sa tonalité et sa lumière particulières. On l’arpente pendant un court instant, parfois on peut décider de s’y installer mais c’est rare. Car la rencontre chez Hong Sangsoo est toujours brève, les êtres sont de passage et le temps est compté. La rencontre est ainsi d’autant plus pure et belle qu’elle se sait limitée au moment même où elle commence. Il faut vite se quitter avant qu’elle ne devienne autre chose qu’une rencontre.
Dans Un jour avec, un jour sans, Ham Cheonsoo (interprété par Jung Jaeyoung), réalisateur, vient passer quelques jours à Suwon pour y présenter son dernier film programmé dans un petit festival de cinéma local. Le réalisateur est arrivé un jour plus tôt, et c’est toujours à l’intérieur de ce temps en trop qui est une vacance, un cadeau, que prend place l’intrigue : au cours de sa flânerie l’homme rencontre Yoon Heejeong (Kim Minhee) une jeune peintre qui boit son lait à la banane, assise non loin de lui dans la cour d’un temple. Hong Sangsoo la filme comme une apparition magique : au détour d’un léger panoramique, la jeune femme prend place dans le plan autant que dans le récit. C’est d’ailleurs une des premières choses que dira le réalisateur à la jeune femme : « qu’est-ce que vous faites là ? », comme si celle-ci, surgi de nulle part, était apparue à la faveur d’un souhait intime, d’un désir enfoui de fiction que l’homme s’énonce à lui-même, comme si l’ennui chez Hong Sangsoo, était le principal moteur du désir et donc du film – l’intrigue commence au moment où l’on est intrigué.
Entre eux s’entame un échange, que l’on peut trouver très plat car il s’agit d’un mélange de bavardage et de politesses d’usage, toutes ces phrases qu’on dit sans dire, et qui ne sont là que pour témoigner souterrainement d’un intérêt plus vif, plus brut, mais qui doit se dissimuler encore un peu. Il faut toujours avancer vers l’autre à pas feutrés et les personnages ne sont jamais exempts d’esprit stratégique qui implique autant de réussites que d’échecs; c’est dans ces aléas de la rencontre que se situe tout l’humour du film. Comment agit cette parole ? Disons qu’elle incarne adéquatement ce qu’on appelle la fonction phatique de la parole : aucune information n’est émise (sinon la reconnaissance), on s’assure simplement que la communication passe bien. Le linguiste Roman Jacobson définissait ainsi cette fonction, comme étant « la tendance à communiquer (qui) précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’information ». C’est un pur contact et si aucune information d’envergure n’est transmise, c’est bien que le plus important est toujours déjà dit dans la simple adresse : ça parle, ça communique et tout ça parce que ça désire.
On comprend à partir de là l’importance du plan-séquence chez le réalisateur et l’utilisation quasiment proscrite du champ-contrechamp qui vaut comme interdiction de trancher dans ce contact, de taillader la peau du plan : si l’on filme deux personnes ou plus en train de parler, il faut absolument qu’elles s’insèrent dans le même plan. Il faut filmer l’air entre les corps, car c’est entre les corps, dans cette matière chaude et invisible, dans ce lieu de l’adresse où tout remue, que son cinéma se joue. Le plan est ainsi toujours construit de manière très organique, on a le sentiment que sa fixité relève de son autosuffisance, que l’air et la lumière y sont palpables, comme une certaine quantité de matière qui serait enfermée dedans, remuant et se réchauffant progressivement au fur et à mesure que l’on apprend à se connaître.
Pourtant ce serait mentir que de dire que l’homme et la femme sont toujours ensemble dans le plan, dans Un jour avec, un jour sans, le réalisateur fait quelque chose d’assez inédit, qui, de mémoire, n’a encore jamais été aperçu dans son cinéma. Nous sommes dans l’atelier de la jeune peintre qui désire montrer son travail à son nouvel ami de passage. Le premier plan dans l’atelier nous la montre de dos, tandis que le réalisateur se tient hors champ et lui répond : elle n’a plus de café mais elle peut descendre en acheter, il la convainc que ça n’est pas grave, il prendra du thé – encore l’importance des politesses d’usage. Le plan est fixe et il dure, scrutant le dos de la jeune femme. D’un seul coup, Hong Sangsoo expérimente quelque chose, une nouvelle manière de filmer un échange, et dans l’économie très familière de son cinéma, cela fait figure de petit vertige parce qu’il n’a jamais filmé une héroïne comme ça, dans l’intimité de son atelier, en se posant simplement derrière elle. Ce n’est peut-être rien mais d’un seul coup, une infime variation est appréciée comme une révolution, comme un chamboulement de la syntaxe. Tout le film d’ailleurs travaille très méticuleusement la gestion des regards : que cela soit celui de l’homme sur la femme (surtout), des deux héros sur les oeuvres de la jeune peintre, de la femme sur l’oeuvre de l’homme, du cinéaste sur ses personnages, Hong Sangsoo orchestre cette circulation à l’intérieur de laquelle la femme se définit toujours comme un être-regardé, un être dont le constat de la présence relève de la stupéfaction oculaire. Il y a ce plan, dans le « deuxième film », où elle se trouve de profil en train de regarder son tableau, tandis que l’homme, filmé de face, la regarde.
Cela peut s’expliquer par le fait que Hong Sangsoo est un cinéaste de l’altérité sexuelle : ceci n’est pas seulement un présupposé de son cinéma, mais également un motif de son oeuvre. Et cette différence sexuelle il ne faut pas la comprendre mal : il ne s’agit pas d’attribuer des qualités inamovibles à chacun des deux sexes, de dire que les femmes sont ceci et les hommes cela. C’est quelque chose d’un peu plus secret et pudique qui découle de son scepticisme, une façon pour le cinéaste de dire qu’en tant qu’homme il ne peut pas parler pour les femmes, il peut simplement leur tourner autour, filmer cette autre moitié du monde depuis sa rive à lui. Si les femmes paraissent toujours un peu moins piteuses que les hommes, c’est qu’il y a peut-être dans ses personnages féminins, davantage d’hypothèses rêveuses que de savoir. C’est ce qui le rapproche profondément d’un cinéaste comme Philippe Garrel. Comme lui, il fait partie de ces cinéastes qui ne prétendent pas faire autre chose que de parler pour eux, depuis une position très restreinte et localisée. Dès lors, parler des femmes, les filmer, c’est se prononcer sur une chose qu’on ne connaît pas tout à fait, ou du moins qu’on n’appréhende pas sur le mode du savoir, plutôt sur celui de l’ignorance curieuse. Ce n’est pas non plus affirmer une sorte d’éternel féminin mais tout le contraire, une attitude de scepticisme philosophique : tourner autour d’un inconnaissable en refusant de se prononcer dessus – on repense au dernier plan de Sunhi où les trois héros tournent autour d’un temple comme s’il s’agissait de Sunhi elle-même.
Comme Garrel, Hong Sangsoo est peut-être à ranger du côté de ces cinéastes sans imagination, mais compris dans le bon sens du terme : il lui suffit de creuser toujours les mêmes situations, d’arpenter le même petit chemin de telle sorte qu’il y trouve encore quelque chose à en dire, à y glaner, encore quelque chose à filmer différemment. C’est un art de la combinatoire où ce que l’on croit être le même produit de la différence, et inversement. Rien ne s’épuise jamais dans un monde de combinaisons infinies, sinon cela ferait longtemps que Hong Sangsoo se serait déterritorialisé, aurait fait des films très différents : des drames familiaux, des récits tragiques, des biopics, des adaptations de roman. Mais sa sidérante capacité à toujours faire le même film, en apparence, vaut comme un pied de nez d’une incroyable malice, un art du bégaiement à un âge où les cinéastes prennent toujours le contrepied de leur film précédent et rêvent d’éclectisme improbable.

Se poser la question de ce qu’un cinéaste s’abstient de faire permet de révéler tout l’intérêt et la beauté du cinéma de Hong Sangsoo.
Reste le mystère d’un film coupé en deux, qui nous raconte quasiment la même chose, mais différemment. Ce n’est pas la première fois que Hong Sangsoo s’essaye à ce procédé de « film brisé » que l’on retrouve sous diverses formes toutes aussi mystérieuses les unes que les autres : La vierge mise à nu par ses prétendants et plus récemment Matins calmes à Séoul. Le réalisateur se joue de nos habitudes de spectateur averti qui cherche sans cesse à établir des connexions et des comparaisons, qui souhaite tout comprendre et tout interpréter. Le cinéaste veut dénouer ces mécanismes en les rendant inopérants, en nous tirant par la manche vers toujours plus de simplicité. Le fait que le film raconte de deux manières différentes une même rencontre est évidemment de l’ordre de l’expérimentation pure, mais il ne faut pas y chercher une sorte de théorie, la clé se trouve à la surface, dans ce que nous voyons et dans l’effet perturbant que cette répétition produit en nous. D’une version à l’autre, quelques petits ajustements, une réplique qui saute, un dialogue complètement différent, un peu moins d’enthousiasme ici, un peu plus par là, la jeune peintre boit dans le premier film et pas dans le deuxième, dans le premier film l’homme s’enthousiasme pour sa peinture, dans le deuxième il émet des critiques. On peut évidemment penser à Smoking/No Smoking ou encore à la place de choix que possède le hasard dans l’œuvre d’Eric Rohmer et pourtant rien de déterminant ne change le cours de la rencontre, c’est toujours un peu pareil. Comme ces cinéastes, Hong Sangsoo a toujours ménagé beaucoup de place au hasard et à l’aléatoire jusqu’à en faire un personnage à part entière : il n’y a pas qu’un homme, une femme et de l’air dans le plan, il y a aussi cette force invisible et malicieuse, cette loi qui voyage incognito, comme l’énonce un proverbe arabe, et qui actionne la rencontre avant de lui donner forme. Hong Sangsoo nous dit quelque chose de très simple : il arrive que nous sous-estimions parfois son influence, mais on peut aussi la surestimer. Le hasard n’est pas qu’une grande affaire, c’est aussi une petite histoire qui tourne sur elle-même sans but. Elle peut être à l’origine d’une rencontre décisive comme d’une coïncidence dérisoire.
Qu’est-ce qui lie donc ces deux films ? Sont-ils les deux versions d’une même série de faits ? La version de l’homme suivie de celle de la femme ? Sur nous, le deuxième film fait l’effet d’être la carte imprécise d’un territoire déjà arpenté, ou alors la répétition cauchemardesque et amnésique d’une même situation. Un film se superpose à l’autre, et trace les contours de leurs dissemblances. Le premier serait alors le réel, et le deuxième sa version ? Ou alors, autre hypothèse énoncée à l’aune d’une filmographie : il n’y a, chez Hong Sangsoo, que des versions, jamais de réalité, des apparences tenues par aucune substance et tout s’écrit et se filme sur fond de ce deuil-là. Puisque tout n’est jamais que version, l’essence même de la réalité se confond alors avec celle du cinéma. Un rapport au réel, c’est toujours déjà un film.
Si tout est aléatoire et relatif, la rencontre est une certitude banale et précieuse. Comme le disait le héros de Matins calmes à Séoul, chacun donne à l’autre quelque chose d’infime qu’il peut garder : un puissant souvenir, une série de conseils, le souhait d’une vie heureuse. En cela, l’un des derniers plans de Un jour avec, un jour sans résonne comme une petite musique triste et pudique : la jeune femme, lovée dans son fauteuil de cinéma, regarde le nouveau film de son ami d’un jour qui vient la saluer une dernière fois. Tandis que le film commence, retentit alors une musique reconnaissable, ressemblant à celle de Jeong Yongjin, fidèle compositeur des films du cinéaste.
Hong Sangsoo a toujours joué de ce fossé aberrant qui sépare le moi créateur du moi social. Son cinéma vaut également comme sociologie d’un milieu où les artistes, loin de tout fantasme, sont dépeints comme de grands enfants perdus.
Ces portraits valent comme discours sur l’art : aussi noble et adulte soit-il, l’art puise toujours directement dans cette part d’enfance. Ce fossé concerne également ce que l’on apprend d’une personne en la côtoyant et ce que l’on apprend d’elle en côtoyant ses oeuvres: la jeune femme et son atelier, l’homme et son film. La vérité d’un être semble se trouver dans une zone indécidable entre cette part adulte et cette part d’enfance. La jeune femme assiste à la projection du film de son nouvel ami et c’est tout simplement la rencontre entre les deux héros qui se poursuit dans d’autres termes, une nouvelle modalité de connaissance et de rapport à l’autre qui apparaît. « A partir de maintenant j’irai voir tous tes films » dit-elle sagement au réalisateur, et cela résonne comme un peu de baume au coeur au moment où il faut se séparer. Même si la rencontre fut brève, chacun aura eu l’occasion de se reposer dans le sillage de l’autre, de se réchauffer au feu de son intimité, suffisamment pour qu’il reste en mémoire quelque chose comme l’empreinte d’un rêve.
Murielle Joudet
ACOR- Association des cinémas de l’ouest pour la recherche © 2015