« Un dimanche au cachot », adaptation de José Pliya, mise en scène de Serge Tranvouez

Vendredi 16 janvier à 20 heures à l’Atrium

un_dimanche_au_cachot-2— Présentation par Michel Pennetier (Madinin’Art) —

… Deux récits alternent, se chevauchent, s’interpénètrent ; deux temps, celui du présent et celui du passé de l’esclavage entrent en relation, deux jeunes filles dominent le roman, celle d’aujourd’hui, une jeune délinquante recueillie dans un centre de rééducation nommé «  la Sainte Famille », celle du passé, une jeune chabine, esclave sur l’Habitation où un siècle plus tard sera installé le centre. Mais un seul lieu étroit, effrayant où séjournent de manière différente l’une et l’autre, le cachot. L’une dans son désarroi existentiel s’y réfugie, l’autre y a été emprisonnée pour y mourir peut-être. Le « Je » narratif est à la fois l’éducateur qui vient porter secours à la jeune délinquante et l’écrivain qui construit le récit mythique évoquant la jeune esclave. Ce récit, c’est la parole de l’éducateur à la jeune délinquante. Comment nommer cette parole ? Ce serait l’aplatir de dire que c’est un «  récit thérapeutique ». On avancerait en disant que c’est « un conte initiatique ». C’est une parole de vie qui traverse la mort.

Retrouver l’article en entier

Toutes les sociétés traditionnelles ont reconnu la nécessité pour l’être humain de l’initiation dont le chemin est une descente dans l’obscurité de soi-même et de la condition humaine pour aller vers la lumière d’une réalisation. L’initiation commence par la mort du vieil homme en vue d’une renaissance qui accomplira l’humain en soi. La caverne, l’épreuve de la terre, l’immersion dans le monde chtonien qui est au fond de nous-mêmes sont les symboles de cette démarche. Je retrouve cet archétype dans le thème du cachot qui occupe l’ensemble du roman. C’est pour la jeune chabine, l’Oubliée, une caverne initiatique. Également pour la jeune délinquante qui s’imprègne du récit.

La fonction de la pensée symbolique, essentielle à l’humanité, est de dire l’indicible de la condition humaine. Aucune analyse rationnelle, aucune documentation ne peut y suffire. J’ai visité à Fort-de-France le Musée de la libération de l’esclavage. J’ai vu l’esclave au carcan, l’esclave fouetté, les navires négriers, le marché aux esclaves. Un frémissement douloureux, puis la sensibilité et la pensée buttent devant l’image, quelque chose, l’essentiel, échappe. Cet essentiel, Chamoiseau me l’a fait percevoir et ressentir à travers les symboles qui parcourent son roman.

Avec l’Oubliée dans le cachot nous pénétrons dans la vie d’une Habitation martiniquaise au XIXe siècle avec le regard même de l’Oubliée. C’est l’esclavage vu de l’intérieur. Le monologue intérieur n’aurait pas été pertinent car l’Oubliée n’aurait pu se formuler ce que l’auteur a cherché à exprimer. Le récit dit plus que la conscience que la jeune chabine a d’elle-même et du monde dans lequel elle vit, il dit sa lutte contre la « chose », cet indicible dans lequel elle est jetée, ses fantasmes, son inconscient, le flux vital en elle, le désir obscur de mourir et de ne pas mourir, la lumière qui apparaît en elle. Le récit est un flux d’images, les unes très réalistes ( l’habitation, ses habitants, la vie quotidienne) les autres mythiques, mais finalement toutes ayant valeur symbolique, s’emboîtant les unes dans les autres, ainsi le cachot est-il l’image sur-déterminé de la condition en esclavage, c’est l’esclavage dans l’esclavage, la mort dans la mort.

L’Oubliée, par ce nom même, symbole de générations d’êtres humains arrachés à leur terre, prisonniers de la « chose », non pas morts mais « crevés » dans les plantations, résume bien des aspects contradictoires de l’esclavage. C’est en effet une « chabine » aux cheveux jaunes issue de la relation de sa mère «  la Manman bizarre »née en Afrique et du « Vieux Maître », le père du maître de la plantation, elle est donc la demi-sœur de son maître, jouissant en tant que telle d’un semblant d’affection et d’un traitement de faveur. Elle n’en est pas moins esclave. On entre par là dans le réseau relationnel complexe entre maîtres et esclaves où la sexualité et l’affectivité se pervertissent à travers le système esclavagiste en viol et violence .

Chacun des membres de la plantation représente une manière de faire front à l’esclavage. L’Oubliée les passe en revue comme des choix possibles. Il y a sa mère, l’Africaine qui s’est enfermée dans le mutisme et l’indifférence et qui s’immolera en se jetant dans un pressoir, Sechou, le « bon nègre », le faiseur de sucre, qui croit avoir trouvé la solution en étant un parfait travailleur, mais il sera totalement déstabilisé lorsqu’un visiteur venu d’Europe s’adressera à lui en tant que personne, la Congolaise, dite la Belle, orgueilleuse, inflexible, révoltée tenace usant des poisons. C’est à travers elle que l’Oubliée percevra quelque chose de la mémoire absente de l’Afrique, ses mythes, ses croyances, un monde inaccessible et pourtant dont elle porte la trace en elle. La Belle est liée aux forces chtoniennes symbolisées par la « bête-longue », le redoutable serpent qui cohabite dangereusement dans le cachot avec l’Oubliée. Symbole majeur dans toutes les cultures, infiniment polyvalent, symbole de sagesse et de connaissance et en même temps des pouvoirs incontrôlés de l’inconscient, il représente un moment important dans l’évolution intérieure de la jeune fille. Sa cohabitation pacifique avec le serpent signifie à mon sens qu’elle retrouve une part de son identité enfouie, un lien avec les Ancêtres ( chez les Dogon par exemple les premiers ancêtres étaient immortels et se métamorphosaient en serpent lorsqu’ils étaient très vieux). La jeune fille a d’abord voulu mourir – manger de la terre, se retourner la langue pour s’étouffer, c’était là procédés employés par les esclaves pour soustraire leur vie au maître – puis elle a cessé cette violence contre elle-même, elle a cessé toute violence pour seulement « tenir raide », poursuivre cette terrible initiation. Magiquement, tout s’apaise autour d’elle, le serpent mais aussi le molosse dressé pour dévorer les esclaves fugitifs. Devant le cachot, il devient un bon chien, signe que le système esclavagiste dont il était un maillon, s’épuise.

Trois personnages vont avoir un rôle décisif sur le chemin initiatique de la petite chabine. D’abord le « vieil esclave », silencieux lui aussi, replié dans un silence dont on comprend qu’il est le signe de son indépendance et de son invulnérabilité. L’Oubliée l’aime beaucoup et dans son cachot elle fantasmera qu’elle est enceinte de lui. Mais ce fantasme possède sa vérité : c’est lui qui est la cause du chemin initiatique de la jeune fille. Un jour il est parti de l’habitation, parti errer entre les mornes et les ravines, comme d’autres «  les nègres marrons ». Le maître a envoyé les molosses. Alors la petite chabine si douce et docile s’est révoltée. Voilà la cause de sa mise au cachot dont en général on ne ressort pas vivant.

Un autre personnage intervient : le »maçon-franc ». C’est un esclave libéré, «  On lui a rendu son corps » dit-il. Le corps, le corps ! Toute la vérité de l’esclavage est là L’âme est pliée, niée, asservie, mais c’est à travers le corps que cela se passe : épuisement du corps, « grande fatigue », tortures, du fouet à l’écartèlement , mais le pire, le « corps jeté dans la fosse à païens « , la terreur de l’esclave qui a fini par croire aux sermons du curé et qui n’a plus l’espoir du retour aux dieux de ses ancêtres. L’esclavage poursuivi dans l’au-delà ! Donc le « maçon-franc «  est fièr de sa franchise, imbu de son savoir technique, amoureux des pierres dont il connaît toutes les particularités. Il s’en est vanté devant la petite chabine. Mais c’est à lui que le maître a demandé de construire le cachot. Il en a eu honte et n’a pas voulu être payé. Il a cru construire un lieu de torture sans savoir que ce serai aussi un lieu d’initiation Or il se passe une chose curieuse. L’Oubliée a quitté le cachot, elle a retrouvé le maçon-franc au fond d’une ravine, devant lui une grosse pierre et les ossements du « vieil esclave », elle a « enfanté » mais il n’y avait pas d’enfant. Elle s’est mise à lisser la pierre et à la surmonter d’un monticule. «  Tailler sa pierre brute » c’est travailler sur soi-même. Une pierre cubique à pointe, c’est le symbole de sa propre réalisation humaine. Passage du roman particulièrement ésotérique et d’ambiance onirique. Mais comment a-t-elle pu quitter le cachot ? Il est dit que c’est le « visiteur » venu d’Europe qui aurait ouvert. Mais au chapitre suivant, elle est toujours enfermée et d’ailleurs elle ne veut pas quitter son cachot, elle veut poursuivre son chemin initiatique. La pierre ? Elle est en elle, c’est elle. Elle est en train de se construire.

Le troisième personnage, c’est ce mystérieux visiteur. Il a rendu visite au maître en tant que vendeur de porcelaine. Ils sont de même culture. Ils ont parlé de Mozart et de Bach, de la beauté. Il a tenu à visiter l’Habitation, à s’informer des conditions de vie des esclaves. Il est passé devant le cachot. On ne sait s’il a parlé à l’Oubliée. Qu’aurait-il pu se dire ? Mais il a pris des notes. Il en fera un livre et des discours. Grâce à lui en grande partie, l’abolition de l’esclavage sera votée par l’Assemblée Nationale en 1848. Victor Schoelcher .

Entre le maçon-franc, l’opératif, tailleur de l’esprit dans la matière, et Schoelcher, le Franc- Maçon alsacien, le spéculatif, tailleur de l’humain dans la pensée et dans l’action, il y a une connivence. L’humanisme pratiquant de Schoelcher a soufflé sur l’Habitation et permit à l’Oubliée de sortir du cachot la tête haute.

Dans le symbolisme du livre, il faudrait faire un sort à la lumière. C’est essentiel. Le récit ce déroule sur une journée. Du lever du soleil au couchant. Dans le cachot, l’obscur domine, cette descente dans les profondeurs de la terre. Mais une raie de lumière a traversé le cachot. C’est comme un fil auquel s’accroche l’Oubliée. Et il y a d’autres lumières. La pierre irradie une lumière plus intérieure, et finalement c’est le récit lui-même qui est lumière, ouverture sur des « recommencements » ( titre du dernier chapitre), ceux de la vie de la jeune délinquante qui voulait mourir au cachot, ceux de la mémoire et de l’identité martiniquaise.

Peut-on créer de la beauté à partir d’une expérience de souffrance ?…

Vendredi 16 janvier à 20 heures à l’Atrium
Mise en scène : Serge Tranvouez
Adaptation théâtrale : José Pliya
Avec : Laëtitia Guédon
Musique : Blade, Ali M’Baye (Human beat box)
Tarifs : 25 euros adultes et 20 euros avec abonnement