« Un Buffle », fable moderne à l’usage des grands

— par Janine Bailly —

Le Festival des Petites Formes s’est ouvert tout en douceur, ce mercredi en fin d’après-midi, sous le chapiteau de Tropiques-Atrium, qui cette année encore a pris ses quartiers à l’Espace Osenat du bourg de Schœlcher. Les spectateurs, hélas en nombre trop réduit, y ont retrouvé avec bonheur Léopoldine Hummel, déjà vue à la Martinique en 2016, dans une mise en scène de José Pliya, pour l’adaptation du roman de Carole Martinez, Du domaine des murmures. Cette fois encore, la jeune femme, habile à faire naître et l’émotion et l’adhésion de son public, a su mettre au service du texte non seulement une voix claire et qui sait aller au cri, une diction parfaite, mais encore ses talents de musicienne et de chanteuse.

Alors que nous prenons place, la comédienne se tient sur scène, vue de dos, sur un leitmotiv musical sombre. Quand se font le silence et la lumière, elle se retourne, nous salue avec jovialité, et nous devenons ses proies, visiteurs factices d’une blanchisserie à vendre, qu’elle nous décrit de ses mots et de ses gestes : voilà c’est dit, abattu le quatrième mur, nous entrons sur ses pas dans la fable, Un Buffle, qu’elle nous contera, et par instants chantera, avec un bel enthousiasme, dans la jubilation du dire. Le texte est une interprétation de Buffles, premier opus de la trilogie Buffles, Lions, Girafes, du dramaturge catalan Pau Mirò. De la pièce, habituellement représentée par une troupe d’acteurs, Leslie Menahem, responsable de l’adaptation et de la mise en scène, a isolé un récit qui, passant du pluriel au singulier, donne à entendre, pour nous conter l’histoire d’un clan, la seule voix d’un des membres de la fratrie aujourd’hui dispersée, revenu à l’âge adulte procéder à la vente du bien commun.

Sur scène, peu de choses, un brillant tambour métallique de machine à laver, sur son support un ukulélé, un dispositif permettant à l’actrice de commander du pied musiques et sons. Et tout autour, un univers à dessiner, à arpenter de long en large, à faire surgir de notre imagination, au gré des souvenirs que le personnage laisse affleurer, et qui  reconstituent la saga familiale. Tout commence dans cet espace entre mur et machine à laver, devenu cache secrète de l’enfant, où il a dissimulé, entre autres trésors, un dessin de son frère Max. Max, aux dessins morbides prémonitoires du drame, dont la disparition est le germe de la dissolution, chacun réagissant selon sa personnalité, car “il y a plusieurs façons de sombrer, et ne pas sombrer en est une”. Mais à son tour, à bout de résistance, la mère disparaîtra ; et malgré sa colère, ses soubresauts et déchaînements musicaux, le père aussi s’effacera. Pour cette plongée dans l’enfance, Léopoldine Hummel offre un physique idéal, rond visage ouvert et souriant, natte de petite fille couchée sur l’oreille gauche.

Le discours pourtant, sous des apparences légères  gagnera en gravité. Dans la description réaliste d’une vie quotidienne “normale” et qui se déroulerait chez les humains, se glissent des détails qui nous conduisent au titre Un Buffle : on envoie les enfants “paître” au dehors ou se rouler dans la boue, la mère sur le seuil regarde passer les troupeaux, dans l’église elle dévore les bougies allumées, un seau d’herbe fraîche est dans l’atelier du père… Ainsi se superposent deux univers, à la différence de la fable traditionnelle qui procède plus simplement par anthropomorphisme. Cette façon permet de peindre la sauvagerie du monde, monde intérieur où la promiscuité transforme les jeux innocents en affrontements violents, monde extérieur où les lions sur les rives interdites du fleuve étouffent les gazelles. Cette façon permet aussi de rappeler que les buffles ne se déplacent qu’en troupeaux, les plus lents parce que faibles ou âgés s’éloignant pour ne pas mettre en danger le groupe. Hypothèse d’un sacrifice consenti ? L’histoire est enfin celle d’une initiation, car il faudra bien finir par apprendre à affronter ses propres démons, à vivre seul, à vivre au dehors, loin de la fratrie, dans la conscience que les lions existent et qu’il faut ou pactiser, ou se forger contre eux des armes.

Au sortir du spectacle nous vient l’envie de découvrir plus avant l’œuvre intrigante de Pau Mirò, et pour cela aussi, nous sommes reconnaissants à Léopoldine Hummel d’être venue jusqu’à nous !

Janine Bailly, Fort-de-France, le 18 janvier 2018