Traite des blancs, traites des noirs, par Rosa Amelia Plumelle-Uribe,

 

l’Harmattan, octobre 2008, 230 p.

par Maria Poumier

Sur l’origine de l’humanité, faute de la moindre science, on ne doit s’appuyer que sur la phylogenèse de nos mythes fondateurs. Ainsi, au lieu d’en rester à l’histoire médusante de la pomme et du serpent, qui fait que l’on soupçonne Dieu de malveillance imméritée en nous interdisant les fruits de l’arbre de la science, on devrait plutôt écouter sa conscience, et reconnaître que c’est le crime de cannibalisme contre nos semblables qui nous rassemble tous dans l’humanité pécheresse et à juste titre chassée du paradis. Comme les rats, comme les cochons, mais de façon bien plus systématique qu’eux, ce qui nous a rendus plus forts que d’autres espèces animales c’est que nous ne reculons pas devant le crime contre nos frères, et que c’est même notre nourriture hallucinogène, notre drogue vitale.

Les préhistoriens africains vont plus loin dans le dévoilement de notre inconscient coupable : ils affirment que du tronc noir, dans les contrées paradisiaques où l’on peut vivre nu et se nourrir simplement des fruits qui pendent aux branches, se sont détachés de pauvres types, des erreurs de la nature, blanchâtres et mauvais, probablement le fruit de quelque péché de leurs parents. Maléfiques, ils ont été chassés, maléfiques, ils ont dans leur errance survécu à force de crimes, maléfiques ils gardent une rancune sans fond contre la matrie-patrie chaude et noire. Leur malfaisance spécifique a inventé un outil spécifique : l’arme à feu, qui continue à répugner aux noirs.

Les préhistoriens européens et honnêtes modulent un peu la chose : ils affirment que l’homme de Cromagnon était fort cannibale, comme les hommes d’ailleurs ; et ils ajoutent qu’il était aussi fort noir, n’ayant déteint que fort lentement, sous l’effet des brouillards et des glaces, qui lui ont aussi aiguisé le museau.

Quoi qu’il en soit, ceux qui écoutent leur âme brisée, ce qu’on appelle en langue occidentale leur vécu et l’appel de leur conscience, écrivent des livres méritant plus que les autres d’être lus et entendus. Rosa Amelia Plumelle Uribe est de ceux-là. /Dans Traite des blancs, traites des noirs/, sujet éminemment douloureux pour les uns et les autres, elle rend justice, et foudroie les fourbes. Voyons où elle porte ses coups :

1) La censure chez les éditeurs français s’abat sur ces sujets spécifiques : ainsi le principal chercheur dans le domaine de l’esclavagisme médiéval intra-européen reste à ce jour inédit en français : il s’agit de Robert Bartlett ; Anténor Firmin n’est parvenu à se glisser dans le catalogue de l’Harmattan que parce qu’une Américaine s’est battue pour cela, et a certainement frappé à bien des portes auparavant, sans susciter le moindre intérêt. Anténor Firmin le Haïtien était pourtant membre de la Société française d’anthropologie, et son monumental ouvrage /De l’égalité des races humaines, essai d’anthropologie positive/, de 1885, contient l’argumentation indispensable pour répondre au darwinisme, caution moderne de la hiérarchisation des races. Le belge Verlinden, qui a transmis tous les détails sur l’industrie juive des eunuques, florissante à Verdun, attend dans le même purgatoire que Cheikh Anta Diop qu’on daigne le lire ou, encore plus improbable, le citer. Il y a en outre pour tout ce qui touche à la grandeur de l’Afrique, une véritable censure préalable : ainsi les ouvrages /Black Athena/, comme les recherches -pourtant 100% allemandes et donc éminément respectables a priori- de Léo Frobenius sont toujours précédées, dans l’esprit des curieux blancs éventuels, de l’adjectif mental « loufoque » délayé dans la consternation apitoyée. On pourrait ajouter que l’ouvrage précédent de Rosa Amelia, /La férocité blanche, des non-blancs aux non-aryens/, s’il a bien été publié par Albin Michel, lui a aussi valu un tenace ostracisme à l’université.

2) Les Arabes ont systématiquement pratiqué la traite des Africains avant pendant et surtout après la traite transatlantique. En dépit des merveilleuses sourates humanistes du Coran, ils sont aussi tenacement méprisants que les Européens pour les plus noirs qu’eux, et le prouvent tous les jours. Rien à envier aux catholiques, si bien équipés de leurs Evangiles mais dont le clergé ne remettait pas en question les camps de concentration qu’étaient les plantations esclavagistes, ni la législation qui les validait.

3) Les intellectuels français sont ignobles, à mettre en scène leurs sophismes raffinés et leurs joutes dérisoires sur le thème de la repentance : le plaisir qu’ils y prennent donne la mesure de leur jouissance à ignorer que la demande des grands spoliés de l’humanité est une demande de réparation, nullement de culpabilité. L’esprit ailleurs, nos intellectuels se pavanent sur le marché de la mémoire, abaissant lorsqu’ils y sont contraints leur regard éthéré jusqu’à constater et reconnaître qu’il y a certes des masses de misérables qui crient famine et réclament justice, mais rendant grâce in petto de pouvoir s’offrir le luxe de les ignorer, de leur claquer la porte au nez, en leur rabâchant, s’ils crient trop fort, en guise de liniment, comme un certain Sarkozy faisant le beau à Dakar : bien fait pour vos gueules, vous qui vendiez vos frères.

4) Les Africains avaient bien, comme d’autres, pour coutume de se refiler leurs captifs comme une marchandise éventuellement précieuse, il n’y a pas lieu de le nier. La différence entre LA traite des blancs et LES traites des noirs est que la traite entre Européens n’a pas ruiné l’Europe, c’était un aspect périphérique de l’économie, tandis que l’extraction forcée par d’autres du travail des Africains et de la sève de l’Afrique –avec expatriations et déportations, suivies de l’exploitation sur place, enfin dernièrement, interventionnisme de pure rapine– a parfaitement ruiné l’Afrique et continue de le faire. La facette la plus récente de la traite des noirs est l’émigration vers les pays riches « car l’appauvrissement de ces pays condamne à l’exil des populations affamées qui fuyant la misère et l’oppression viennent se masser aux portes de l’Europe où ils sont rejetés par les mêmes gouvernements qui ruinent leur pays » (p. 215)

Ce sont les quatre fronts sur lesquels ce livre attaque. Quelle envergure, quelle intelligence des causes et des effets, du ressort psychique soigneusement caché dans son imbrication avec le macroéconomique! La paresse et la pusillanimité universitaire se congratulent autour des ouvrages qui répètent toutes les trois pages des choses du genre : « il n’est pas aisé, on le voit, de trouver une solution satisfaisante à ce problème » [1] [celui de la définition de l’esclavage, celui des conséquences actuelles de l’esclavage pratiqué contre les Africains, et de tout autre phénomène réel d’ailleurs]. Les auteurs habituellement couronnés à l’université vous apprennent le moins possible de faits simples et documentés : ils ont pour but premier d’éloigner le vulgaire, qui, s’il fait la bêtise de gâcher ses précieux euros dans un livre savant, en retirera surtout l’avertissement qu’on perd son temps à chercher à savoir et à comprendre, parce que « c’est toujours plus compliqué que ça ».

Il faut lire Rosa Amelia, justement, pour apprendre énormément de faits incontestables de l’histoire de l’Afrique, des origines jusqu’à l’élimination systématique des meilleurs dirigeants, et pour comprendre leur articulation infaillible avec les intérêts impériaux européens et américains. Il faut lire Rosa Amelia pour se convaincre de la corruption mentale qui atteint même les organes réputés les plus à gauche. Les conclusions qu’elle en tire exigent aussi qu’on répercute ce qu’on apprend avec elle : c’est le propre des livres importants.

Rosa Amelia, Colombienne qui a épousé la France, est fière de la culture rurale de son enfance, et de la part africaine de son ascendance. La Colombie est réputée avoir la population noire la plus importante d’Amérique, en nombre. Les phénomènes de marginalisation et de discrimination y sont géographiquement voyants et statistiquement criants. Comme dans toute l’Amérique latine, les enfants de famille noire apprennent avant de savoir parler à assimiler l’humiliation comme indissociable de leur avenir. La réparation est donc, dans ce contexte, l’un des noms de la révolution sociale, de la réforme agraire et de la démocratisation à tous les niveaux du pouvoir. C’est une simple urgence intérieure, reconduite à chaque génération sous des appellations diverses. Cinq siècles de présence noire et de transfusions, en Amérique, donnent lieu à une pensée critique sédimentée, prudente et équilibrée : celle que nous transmet, en français, Rosa Amelia. C’est ce qui manque encore tellement à l’Europe, toute désorientée, chaotique et instinctuelle dans son rapport au monde noir.

Le livre de Rosa Amelia est un outil de combat pour l’extension des droits fondamentaux à l’existence et à la reconnaissance, non pas dans une logique de concurrence de minorités contre la majorité, mais d’humanisation de l’humanité. Aussi est-il généreux, l’auteur a confiance dans l’éducation, pour modifier un regard européen perverti par les pouvoirs néocolonialistes, et qui distillent un véritable poison par des médias et des financements culturels fortement biaisés. Rosa Amelia est convaincue que la découverte des Africains par les Européens, qui caractérise notre époque d’afflux démographique inédit, peut se faire sur la base du respect mutuel et de la solidarité naturelle face aux difficultés communes.

Mais les intellectuels patentés refusent d’envisager la redistribution des richesses et la restitution à l’Afrique de ses ressources et de sa souveraineté : voilà le sens profond de leurs cris d’orfraie sur le thème de la repentance. Ceci invite à penser qu’une réforme des manuels scolaires ne sera jamais suffisante, car une éducation réelle est toujours une métamorphose et une conversion. Et ce que réclame Rosa Amelia, et avec elle des millions de gens lucides, cela va très loin, c’est une révolution. Une révolution n’est pas forcément sanglante, elle peut être discrète et secrète. Mais elle exige toujours un moment d’excellence et d’exception, accompagné par un consentement radical, de la part des privilégiés, à l’abolition de leurs privilèges en faveur des déshérités. Le jour où le livre de Rosa Amelia recevra un prix du Sénat, oui, ce sera un signe que la France aura retrouvé le sens des valeurs ; et son esprit sera sauvé : car notre sens de l’humanité a connu un rétrécissement dramatique ces derniers siècles, n’en déplaise à notre vanité. Il y a un non-dit que les défenseurs de la thèse facile de « l’universalité de l’esclavage » s’efforcent en permanence de recouvrir comme une déjection animale : le fait que le pire traitement soit depuis si longtemps, et sur tous les plans, réservé à l’Africain, simplement parce qu’il est le voisin vaincu à plate couture depuis des siècles et des siècles. Or le vainqueur a toujours le devoir de relever le vaincu.

Notre péché originel (concept reconnu par les penseurs des sociétés coloniales) est enfoui, il fait l’objet d’un déni : mais il est incontournable. Voilà pourquoi il donne lieu au tabou, à la gêne. Et voilà pourquoi le qualificatif de négationnisme lui convient. Il se surmonte dans les projets communs, les projets de dépassement commun, les héroïsmes.

Encore une qualité du livre de Rosa Amelia, voire un appât, pour ceux qui douteraient de nos cogitations féminines, toujours quelque part hystériques : il contient aussi des formulations radicales, aussi tranchées qu’équilibrantes, sur la question des rapports entre les juifs et les noirs, depuis Joseph vendu par ses frères jusqu’à Barack Obama ; et l’auteur remet courageusement les enjeux en place, autour de la puissance. L’alliance du très riche avec le très pauvre n’est pas naturelle, au contraire ; quand des personnalités rebelles résistent à la pente, c’est un phénomène marginal à saluer comme tel. Et pour finir, ce livre honnête et riche en citations étonnantes est équipé d’une bibliographie avec une part hispanique qu’on trouve rarement dans les ouvrages français ; il comporte aussi un index minutieux : un véritable outil de travail, quel que soit le niveau de spécialisation du lecteur.

[1] Olivier Pétré Grenouilleau : /L’histoire de l’esclavage racontée en famille/, Plon, 2008, p. 23, et suivantes. Ce livre est de façon visible une contre-attaque après celui de Christiane Taubira-Delanon : /L’esclavage raconté à ma fille,/ Bibliophane-Daniel Radford, 2002. Il se veut simple et didactique, il l’est certes bien plus que l’abscons, creux et prétentieux /Les traites négrières/, scandaleusement encensé, recensé et récompensé par la bienpensance roupillante. Mais il s’arrête pile là où il faudrait du courage, et signaler les apports de la Françafrique à la modernisation de l’industrie de l’esclavage… Et c’est ici qu’on ne saurait se passer de Rosa Amelia et de ses maîtres.