«Tiki Pop»: le quai Branly prie le Dieu américain des loisirs

— Par Siegfried Forster —
tiki_pop-1

Il est question de guitares et bracelets hawaïens, de savons « Tonga », de mugs à cocktail, mais aussi de stars comme Elvis Presley ou Marlon Brando et des architectures spectaculaires… et tous épousent une imagerie polynésienne fantasque et foisonnante. Jusqu’au 28 septembre, le musée du Quai Branly à Paris rassemble et analyse pour la première fois une sélection exhaustive du Tiki Pop, cette culture populaire américaine du milieu du siècle dernier dont très peu de témoignages ont survécu.

Des maisons en bambou au milieu de palmiers, peuplées de femmes exotiques et érotiques allongées sur des nattes en pandanus. Une atmosphère qui respire le paradis⋅ Avec leur décor polynésien, beaucoup de bars et restaurants aux Etats-Unis ressemblaient dans les années 1950 et 1960 à des plateaux de cinéma Une mise en scène aussi artificielle qu’aphrodisiaque qui fêtait son entrée dans les maisons et la vie quotidienne de millions d’Américains En plus, en 1959, Hawaï, le seul Etat composé entièrement d’îles, venait d’être admis à l’Union des Etats-Unis. Avec plus de 450 objets, l’exposition Tiki Pop décrypte l’émergence de ce mouvement aussi populaire qu’artistique.

Le parcours au quai Branly a été conçu par le collectionneur et commissaire Sven Kirsten, le « pape » parmi les experts du Tiki Pop : « Tiki était l’Adam dans la mythologie polynésienne. On parle du Tiki Pop, parce que Tiki est devenue une icône populaire dans la culture américaine dans les années 1950. Jusqu’au milieu des années 1960, il est devenu en quelque sorte le Dieu américain des loisirs, de la récréation et des cocktails. »

Le paradis est plus fort que la réalité

Parmi les premières prémices de ce mouvement figurent des romans comme Moby Dick, publié en 1851 par Herman Melville, ou des précurseurs de la peinture moderne comme Paul Gauguin, parti en 1891 à Tahiti. Etonnamment, c’est après le choc de Pearl Harbor, ce traumatisme que les Américains avaient subi sur leur base navale à Hawaï pendant la Seconde Guerre mondiale, que la culture du Tiki Pop commence à déferler sur le continent américain : l’iconographie hawaïenne et polynésienne incarne le rêve et le paradis pour satisfaire les désirs occidentaux.

« Lorsque la Seconde Guerre mondiale a été déclenchée, beaucoup d’Américains ont été mis en contact avec cette civilisation pour la première fois : des très jeunes garçons de l’Amérique profonde qui n’avaient jamais auparavant quitté leur pays, remarque Sven Kirsten. Tout à coup, ils se retrouvaient sur ces îles tropicales. Et cette guerre très brutale n’avait certainement rien en commun avec leur vision du paradis. Beaucoup ont laissé leur vie. Mais quand les autres sont revenus aux Etats-Unis, il n’y avait personne qui voulait entendre des histoires d’horreurs. La vision du paradis était beaucoup plus forte que la réalité de la guerre. Et même les vétérans de guerre ont perpétué le mythe. »
Carte de cocktails polynésiens et ses mugs. Début des années 1960.DR

La « Hula girl » et la rencontre rêvée entre les Noirs et les Blancs deviennent des fantasmes exploités avec talent et sans scrupules par Hollywood. Les producteurs s’efforcent à recréer les îles dans les studios californiens pour offrir aux spectateurs un paradis de remplacement. Et ce sont les mêmes artisans qui avaient fabriqué le décor exotique sur les plateaux de cinéma qui installent ensuite le style Tiki Pop dans les bars et restaurants de Los Angeles avant de propager la mode un peu partout aux Etats-Unis et dans tous les domaines artistiques : du Polynesian Pop jusqu’à une architecture originale, laquelle Stéphane Martin, le président du quai Branly, n’hésite pas à comparer à Le Corbusier. « Le mouvement du Tiki Pop est né en même temps que le style architectural des modernistes [dont le chef de file est le Californien John Lautner, ndlr], explique Sven Kirsten. Ce style utilisait des lignes organiques et avait un caractère très fort. Ainsi, le Tiki Pop est devenu le cadre pour toutes sortes de créations : des maisons et des immeubles très Tiki Pop, jusqu’aux automobiles comme le Cadillac Eldorado, avec son look très fusée. »

Elvis Presley et Marlon Brando

Il y a une multitude de stars qui ont traversé l’épopée du Tiki Pop : de Bing Crosby à Ella Fitzgerald, de James Stewart à Kim Novak. Et quand Elvis Presley incarnait à merveille, avec The Jungle Room Sessions, l’illusion paradisiaque, Marlon Brando est devenu malgré lui l’emblème de la désillusion et du désenchantement : « Chaque star entrait dans le Tiki Pop pour ses propres intérêts. Elvis Presley représentait la jeune pop star qui pouvait aller contre le  » bon goût « . A une certaine époque, il meublait toute sa maison dans le style jungle. Avec Marlon Brando, c’est une autre histoire. Quand il tournait Les Révoltés du Bounty, il était dans son élément. Au sommet de sa gloire, il a acheté une île hawaïenne [l’atoll de Tetiaroa, ndlr] et s’est marié avec l’actrice hawaïenne Tarita, sa partenaire dans le film. Ainsi, il a réalisé tous les rêves que l’Américain moyen de cette époque avait dans sa tête. Malheureusement pour Brando, son rêve se transformait en cauchemar. Le petit ami tahitien de sa fille Cheyenne [alors enceinte, elle se suicidera en 1995 à Punaauia, Tahiti, ndlr] avait été tué par son demi-frère avant que celui se soit suicidé. Parfois, il vaut mieux que le rêve reste un rêve. »

C’est la génération 68 qui a tué le Tiki Pop. Devenue le symbole de l’establishment, du mauvais goût, du racisme et sexisme, la jeune génération avait expulsé l’imagerie polynésienne de leur répertoire : « Ce reproche n’était pas totalement infondé, admet le commissaire Sven Kirsten. Je ne suis pas non plus un révisionniste qui souhaite que tout redevienne comme avant. Le changement était nécessaire comme la prise de conscience que d’autres cultures avaient plus de profondeur que ce qui était montré dans les films des années 1950. En même temps, cette phase de la culture populaire américaine était incroyablement créative, originale et unique. Elle mérite d’être documentée et racontée. »

Lire Plus => sur : http://www.rfi.fr/culture/20140703-tiki-pop-quai-branly-prie-dieu-americain-loisirs/

Illustration : mediaBoîte d’allumettes présentée dans l’exposition «Tiki Pop» au musée du quai Branly.Jennifer Patrick