Théâtre et actualité politique.

  — Par Frantz Succab —

 theat_polIl y a, selon moi, deux approches de la notion d’actualité :

 Le présent : les événements d’ordre privé ou collectifs qui se déroulent au jour le jour, pendant que nous vivons 

 Le « présent » présenté au plus grand nombre. Le produit quotidien des medias, résultat du travail des journalistes ou des chroniqueurs de presse. La vie quotidienne de la société regardée et relatée à travers un prisme où le critère esthétique n’est pas de mise.

 Les faits et leurs problématiques étant hiérarchisés en fonction de critères idéologiques et marchands, qui concourent à déterminer « l’air du temps »

 Idéologiques parce que traduisant une représentation conservatrice de l’ordre de notre société et du monde (qui contrôle la presse ?) Les actualités obéissent à un format, diffusé au moyen d’une grammaire codée : une grève, sera d’abord une prise en otage de la population, le terrorisme ne sera que l’action des forces du mal contre celles du bien ( en général, les pays occidentaux) les déviances sociales ou les catastrophes liées à la pauvreté seront mises en exergue pour convoquer la charité ou le travail social, qui ne sont que dépolitisation l’engagement social et l’humanitarisme qui n’est que dépolitisation de la solidarité des peuples.

 En ce sens, la fonction de l’actualité est essentiellement politique.

 Marchands, parce que les médias cherchent avant tout à gagner de l’audience, de la même façon que l’hypermarché veut attirer le chaland. Il ne s’agit pas d’établir une table critique, mais d’orchestrer l’émotion publique et surtout de conditionner des réflexes de consommateurs massifs et passifs.

 Le résultat est qu’il n’y a presque plus de place pour le jugement personnel : l’instance de légitimation devient le « on », le sondage, le chiffre, le nombre : tout homme politique ne vaut que par sa côte dans les sondages, toute musique ne vaut que par sa résonnance, toute œuvre ne vaut que par sa couverture médiatique…

 En ce sens, l’actualité en tant que pain quotidien de «  la société du spectacle et de la surconsommation» pourrait chasser le théâtre.

 Car le théâtre reste un lieu de parole, de pensée, de lettres, d’exploration de l’âme, de l’histoire. où l’on apprend, où l’on rencontre l’autre- où dès lors qu’on approche le fond de sa propre humanité, on est déjà l’autre homme.

 

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 Puisque la fonction de l’actualité est politique, mon point de vue sur l’actualité est politique. Est-ce cela qui nourrit pour autant mon travail théâtral ?

 Tout d’abord, l’actualité (ou les actualités) et le théâtre ne mesurent pas le temps avec les mêmes outils : Il faut quelques minutes ou quelques heures pour écrire une dépêche ou une chronique de presse quotidienne ou hebdomadaire. Il faut des années d’observation, de mûrissement, d’introspection et d’innombrables brouillons pour finaliser une pièce

 Mon théâtre se nourrit de mon expérience, de tout ce qui m’émeut et m’enchante en ce monde : du présent comme du passé. Il y a la connaissance de mes semblables. Il y a aussi des rêves. Mon matériau (si je puis dire) c’est l’humanité, mais à partir de l’homme qui se trouve à portée du geste et du regard. En Guadeloupe. A commencer par le plus intime de tous : moi-même.

 Et qui suis-je ?

 Je suis un guadeloupéen, je participe de la même tragédie que tous les miens : nourri avec le lait maternel d’une culture afro-caribéenne, mais ayant passé toute une vie avec la culture coloniale française a mes trousses. Avec l’impossibilité totale de fuir sans me retourner.

 J’ai marronné quand même, avec d’autres.

 Mais ce n’est pas seulement marronner qui compte, il faut aussi savoir d’où l’on marronne. On marronne de l’habitation, réelle ou symbolique, mais aussi du Nègre que l’homme africain est devenu pour réinvestir son humanité. On se libère à la fois du Blanc et du Nègre, s’il faut devenir un homme libre

 Par conséquent, l’engagement sur le terrain politique encombre ma biographie, Ma ligne directrice fut de demeurer fidèle à certaines idées auxquelles je crois profondément : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le désir d’une société de juste répartition des richesses, d’égalité sociale et de liberté de pensée.

 Ma principale activité militante fut, cependant, l’écriture, d’abord en tant que journaliste polémiste « officiel » du mouvement et, peu à peu, en tant que chroniqueur, poète, auteur de chansons.

 C’est à partir de là que s’est forgée la conviction que l’artiste ne devait pas écrire sous la dictée des appareils politiques. Plus généralement, l’artiste doit pouvoir accomplir son art en toute impunité, dans les conditions nécessaires à l’exercice libre de son talent.

 A propos de liberté : A l’heure des débats statutaires, nos pays (Martinique, Guadeloupe, Guyane) devraient élever la notion de liberté. Il faut se libérer de la liberté de l’esclave (liberté individuelle, physique) pour accéder à une notion qui relève de la politique, parce que relevant de la liberté de penser et d’inventer.

 Depuis une vingtaine d’années, je remplis le rôle de militant sans parti. C’est en tant que tel que reste politiquement engagé. Mes liens d’amitié et de solidarité active avec tout ce que la Guadeloupe contient d’anticolonialistes sont notoires, mais tout cela est bien distinct de mon engagement artistique (voire même journalistique), qui ne s’oblige jamais à être « gentil » avec mes camarades.

 Au nom du théâtre, de l’écriture artistique en général, il y a des actions à poser. On peut les décider en fonction de l’actualité : telle dénonciation ou tel conflit social ou politique. De ce point de vue, il faut suivre l’actualité avec attention, mais sans perdre de vue la nécessité artistique, qui demeure première.

 La pratique du théâtre peut procéder à la fois d’un engagement social ou politique profond et d’une esthétique forte. Il s’agit, en effet, de participer à l’histoire de son temps, mais sans se soumettre à sa médiocrité, sans l’enfermer dans l’isolat d’un territoire. Car, de là où l’on vit, l’art théâtral ouvre un chemin qui permet à chacun d’avoir prise sur le monde des hommes.

 Je suis politiquement engagé, en tant que tel j’appartiens à une histoire et une terre,

 Je suis un artiste engagé, en tant que tel j’appartiens au monde.

 La Guadeloupe est ma richesse, le monde est mon trésor et c’est lui que je cherche quand je parle de nous

 Pour que l’artiste tue le militant, il faudrait que le monde n’intéresse pas la Guadeloupe. Or tout le combat de la Guadeloupe consiste à vouloir exister dans le monde, lui faire entendre sa petite musique d’humanité singulière.

 C’est ainsi que mon art théâtral rejoint l’actualité politique, voire la politique tout court. Non parce que j’écris forcément des pièces politiques, mais parce que j’écris des pièces politiquement.