Terre ferme

— Par Michèle Lamarchina —

• Ça, c’est mon rêve! Les vacances de Pâques sur l’île de Malte. Écoute un peu, chéri, ce qu’écrit mon guide de voyage: « Le printemps est la saison où Malte se révèle dans toute sa splendeur. L’île s’éveille au milieu de collines ondoyantes aux couleurs bordeaux et or, et des champs de trèfle et des meules de foin qui jalonnent la campagne. » c’est pas génial, ça? Un séjour à Malte! Tu vas voir, on ne le regrettera pas! Attends la suite: « Les plages quasi désertes à cette époque de l’année peuvent offrir la cachette idéale pour se détendre et profiter du soleil voluptueux et de la douceur du climat. L’eau est peut-être encore un peu fraîche pour s’y baigner, mais l’environnement marin unique offre un cadre imbattable pour un pique-nique, lorsque la météo est encore clémente et que les températures sont encore supportables. »
Tu n’as pas envie de te baigner? Histoire de se laver de tous les miasmes de l’hiver! Sortir son corps de cette gangue où il a été enfermé pendant six mois?
• OK mais faudrait pas oublier la dimension culturelle: Tu vois, ce que je regrette, c’est qu’on ait raté les processions de la semaine sainte. Surtout à Gozo, à Xaghra où il parait que le cortège est extravagant. Sans compter le pèlerinage de nuit que les habitants font sur les genoux. J’aurais bien aimé faire des photos pour mes élèves.
• Tu me fatigues avec tes bondieuseries et tes élèves!
• Alors, faut pas aller à Malte, surtout à cette période de l’année.
• Moi, j’ai surtout envie de prendre le soleil, de voir du ciel bleu et de me baigner. Je te laisserai visiter les églises si tu en as envie.
• Espèce d’ignare: tu sais quand même que Saint Paul, en route pour l’Italie, a fait naufrage à Malte? Faudra quand même aller voir la baie de Saint Paul!
• Oui, si tu y tiens; tu pourras relire les actes des apôtres pendant que je me ferai dorer sur la plage. Si tu veux, tu pourras même me lire le passage à haute voix. Ça me bercera.

Il commençait à me gonfler, le prof d’histoire-géo avec ses manies cu-cu-lturelles. Enfin, faut savoir lâcher du lest. On avait trouvé un accord, il n’y avait plus qu’à se charger des démarches. Bref, pour vous la faire courte, quinze jours après, dès le début des vacances, Orly, direction La Vallette, avec tongs, T.shirts, maillots de bain et lunettes de soleil. Adieu grisaille parisienne. Vive Malte!
Un ou deux câlins pour l’amadouer, il me mangeait dans la main, le prof d’histé-gé! Direction la plage, les amis, et sans tarder! Le bronzage n’attend pas! Un jour de raté, c’est autant de rayons en moins!
Vous allez pas me croire, mais il avait vraiment emporté son nouveau testament! Sans blague! Il avait l’intention de lire sur la plage le récit du naufrage de Paul! Enfin, à chacun ses lubies!
Le temps de s’installer, entre parenthèses hôtel plutôt minable, mais bon! On n’est pas là pour faire du tourisme en chambre! Moi, je piaffe d’impatience, c’est pas mal la baie de Saint Paul, mais je veux aller à la plage et pas dans une crique où on se plante des aiguilles d’oursins dans les pieds! Alors le plus vite sera le mieux, avec ou sans les actes des apôtres! On loue une bagnole et hop! Nous voilà partis.
Sans mentir, l’endroit est sublime, si beau que je me sens prête à écouter un prêche! On avait porté notre dévolu sur Mellieha Bay. Bonne pioche, les amis! Longue plage de sable fin, et en cette saison, tout à fait tranquille, le paradis, quoi! Il y avait tellement personne que je commençai à trouver ça bizarre. C’est vrai que c’était dimanche, et qu’on était en terre chrétienne. Tant pis pour eux! A nous l’eau bleue, le ciel itou, et pas de nuage à l’horizon. On va baigner dans le bonheur! Je m’apprête à tremper mes orteils, qui déjà frémissent d’excitation quand j’entends dans mon dos la voix de mon Jules:
« Or, la quatorzième nuit, alors que nous étions ballottés sur la mer d’Adria, à minuit les matelots ont commencé à soupçonner qu’on approchait d’une terre. Ils ont jeté la sonde et ont trouvé vingt brasses. Craignant que le bateau aille s’échouer sur les récifs, ils ont lancé quatre ancres à la poupe; ils étaient impatients qu’il fasse jour.Mais alors que les matelots cherchaient à s’échapper du bateau, faisant descendre le canot à la mer sous prétexte de vouloir jeter des ancres du côté de la proue, Paul a dit à l’officier et aux soldats: «Si ces hommes ne restent pas sur le bateau, vous ne pourrez pas être sauvés». Alors les soldats ont coupé les cordes du canot et l’ont laissé tomber à la mer. »
Ouah! C’était beau, quand même, ce texte. Mes doigts de pied attendront! Parce que Paul, ou Saul, comme vous voulez, c’était pas un joyeux drille, mais l’autre, là, il la raconte rudement bien son histoire. J’ai pas trop le temps de gamberger que je suis déjà saisie par le deuxième mouvement:
« Juste avant le lever du jour, Paul les a tous encouragés à prendre de la nourriture, en disant: « C’est aujourd’hui le quatorzième jour que vous passez à attendre, inquiets, et que vous ne mangez rien du tout. Je vous encourage donc à manger quelque chose; c’est pour votre bien, car aucun de vous ne perdra un seul cheveu de sa tête. Et après avoir dit cela, il a pris un pain, a remercié Dieu devant tous, puis il l’a rompu et a commencé à manger. Alors tous ont repris courage et se sont mis à manger eux aussi. En tout, nous étions deux cent soixante seize sur le bateau.Une fois rassasiés, ils ont allégé le bateau en jetant le blé à la mer. »
Ben tu vois, j’aurais pas dit, mais ça a de la gueule ce texte! On a presque envie de connaître la suite. Mais laisse un peu de suspens! Viens te baigner ! Tu me liras la suite après.
Alors, mon historien du dimanche, il a posé son bouquin, il a retroussé les jambes de son futal et il s’est décidé à tremper ses cannes de serein dans l’eau, même que ça lui faisait la chair de poule sur sa peau blanche, avec ses poils roux tout hérissés par la fraicheur! Sûr que ça ferait pas un grand navigateur, ni un maître nageur, mais pas de complexe, il n’y avait pas de surfeur musclé à l’horizon!
Une fois passé le premier mouvement de recul -premier bain toujours difficile après un si long hiver- la baignade fut délicieuse, et puis, après, se sécher la peau au soleil, quelle volupté! J’ai fermé les yeux, j’ai vaguement entendu qu’il continuait à susurrer le récit biblique, mais je crois que je me suis endormie.
En fin d’après-midi, reposés, dorés et contents, les cheveux encore dégoulinants d’eau de mer, on est rentrés à l’hôtel. Mais en approchant, on a entendu comme un chant plaintif, une litanie, puis un silence troué des accords d’une harpe. Et un attroupement. On s’approche: Quatre militaires portant sur leurs épaules un cercueil blanc, suivis de quatre autres. Au pied d’un cercueil, une inscription: body n° 12. Et le suivant: body n°13. J’ai peur de comprendre….. Me revient brusquement une info entendue par hasard avant de partir: une embarcation de fortune a fait naufrage il y a quelques jours au large de la Lybie. Quinze migrants sont morts après avoir dérivé onze jours sans que personne n’intervienne.
Tous les habitants sont là. Avec l’évêque et l’imam, pour présider à la cérémonie funèbre. Les lamentations et les roucoulements aigres des youyous. Voilà pourquoi la plage était déserte. Mon coeur se soulève. Je comprends tout d’un coup ce qu’on appelle « un touriste ». C’est quelqu’un comme moi! Ce n’est pas de l’eau qui coule dans mon cou, c’est du sang! Dans quel crime ai-je trempé?
Michèle Lamarchina