Tempêtes et naufrages en Martinique

—Par Roland Sabra —

Il est des signifiants dont les effets sont quelques fois dévastateurs. Ainsi « tempête » est d’un maniement risqué. Jean-Paul Césaire et Aurélie Dalmat en ont fait la démonstration à divers degrés cette année. On se souvient du travail du premier, présenté en début de saison à l’Atrium, à partir de la pièce d’Aimé Césaire « Une tempête ». On s’en souvient car rarement un travail avait été aussi mauvais. Tout d’abord, il y avait cette tentative affligeante de « moderniser » le texte en remplaçant le vecteur du naufrage, le navire, par un avion. On reste confondu par une telle avancée qui permet de remplacer les chevaux et autres carrosses des pièces de Shakespeare et Molière par « Twingo » Megane, et autres C4. Comment les professeurs de lettres françaises et anglaises n’y ont-ils pas pensé plus tôt? Voilà le moyen radical pour inciter les jeunes à découvrir les classiques. Ensuite il y avait, autre modernité, ces écrans de veille d’ordinateurs utilisés comme décor, mais aussi cette absence de sens du plateau, ce jeu statique des comédiens embarqués dans cette galère, et puis surtout une lecture qui décentrait le texte en faveur de Caliban. N’est pas auteur de théâtre qui veut. On peut douter que Hugo, Voltaire aient donné le meilleur de leurs talents dans ce registre. De même pour Aimé Césaire, mais enfin si « Une tempête » n’est pas le summum de son oeuvre, rien n’autorise un assassinat. Prospéro le maître blanc et Caliban l’esclave noir forment une unité dialectique au sens marxiste du terme. L’un n’existe pas sans l’autre. Les derniers mots de la pièce prononcé par Prospéro à l’adresse de Caliban sont d’ailleurs« Toi et Moi! Moi-Toi! Toi-Moi! ». Ariel l’esclave mulâtre, qui sera émancipé dit de Caliban pour l’excuser auprès de Prospéro «  Maître,…Il faut le comprendre: c’est un révolté » (Acte 3, scène ». Un révolté et non un révolutionnaire. Les révoltes, faute de proposer un monde nouveau , renforcent le pouvoir qu’elles prétendent renverser. La pensée de A. Césaire, mâtinée de marxisme est donc infiniment plus complexe que ne la restitue la lecture de J.P. Césaire. On reste confondu devant cet acharnement du fils à saccager le travail du père, surtout quand ce dernier encourage le fils dans cette voie. Effort pour rendre l’autre fou écrivait R. Searles. Injonction paradoxale, double-bind, double lien, la Mère-Toute n’est pas loin qui ordonne : « sois autonome! » ? Un naufrage donc.

« Le génie de la Tempête », joué en mars 2005 dans la salle Frantz Fanon est adapté et mis en scène par Aurélie Dalmat d’après Antoinette Gamess. Un spectacle pour enfant mais pas seulement. Un oncle, Ismain, embarque son neveu Paul pour une pêche en mer qui va se transformer en voyage initiatique, passation de témoin entre deux générations. C’est la problématique de la transmission qui est au coeur de la pièce. Que transmet -on consciemment et/ou à notre insu à nos enfants? Antoinette Gamess semble répondre : une partie des mythes fondateurs de nos sociétés, qui traversent la Bible, mais aussi la pensée animiste. Mythes qu’il nous faut nous approprier en permanence pour recréer à chaque instant le lien social sans lequel nous n’existons pas. Si les autres animaux sociaux se contentent de reproduire un lien social, déjà existant les hommes, eux, sont condamnés à le ré-inventer. Quel beau travail cela aurait pu être! Hélas Aurélie Dalmat ne retient de sa lecture et ne transmet à son public que des clichés et autres préjugés sociaux, dont nous avons bien du mal à nous défaire. Ainsi comment est le Diable pour Aurélie Dalmat? Et bien c’est un homme qui porte des cornes, des porte-jarretelles, qui ondule comme une femme et un peu infantile. Gageons que l’homophobie a encore de beaux jours ici chez nous. Qu’est-ce qu’une diablesse pour Aurélie Dalmat? C’est une femme hyper-sexuée, dénudée, un peu putain, aux seins péniens, qui donne la tétée à son mari. Gageons que le mouvement des femmes en Martinique a encore quelques dures batailles devant lui. Comment est le bon génie qui sauve Paul et Ismain pour Aurélie Dalmat ( et A. Gamess) ? C’est un ange et il est blanc bien sûr! Voilà ce qui est transmis à nos enfants! Voilà ce que c’est que de penser dans les catégories pensantes de ceux qui nous dominent. Lancinante question et qui est, bien au-delà d’une bataille de mots d’ordre, celle de l’autonomie et de l’indépendance.

Il est difficile d’être metteure en scène, et femme politique. L’une trahit l’autre. Que dire alors de la comédienne que nous verrons dans une Phèdre racinienne de Philippe Adrien? Comédienne et femme politique, c’est possible? Gageons que la compatibilité est plus grande.Le choix de maintenir les deux principaux rôles dans un bateau réduit l’espace scénique à une portion congrue mais va permettre l’utilisation d’accessoires parfaitement inutiles comme un cheval de bois monté par la diablesse, un rat sorti d’une marmite de sorcière et autres babioles. La scénographie est de la même eau. Un naufrage donc dans lequel surnage plutôt bien le comédien Christian Charles Denis dans le rôle de Ismain et, bonne idée, Alexandra Stewart dans celui de Paul. On notera aussi la qualité de l’univers sonore crée par Alfred Fantome et Jeff Baillard.

Roland Sabra