Étiquette : Manuel Norvat

Le forum Frantz Fanon

— Par Manuel Norvat —

Les lieux culturels : hôtels de passe, sénats de bord de mer ou les œuvres de création et de réflexion — même quand ils sont rasés par les bulldozers ou victimes d’autodafés — migrent dans nos consciences, en soleils guerriers.

Frantz Fanon (sa vie son œuvre) nous éclaire ainsi aujourd’hui dans le monde. Édouard Glissant disait de lui qu’il avait « une pensée multiforme et complexe » nous prévenant par là des caricatures à son endroit : Théories frelatées de la violence ou militantisme de façade. Celui qu’Aimé Césaire avait baptisé de « Guerrier-silex » n’aurait fait aucune concession à l’action contreproductive et à l’analyse simpliste de la situation antillaise. Car il avait le souci des Antillais comme son frère d’armes Marcel Manville, mais également Édouard Glissant et Albert Beville (Paul Niger en littérature). C’est à partir de leur lieu antillais qu’ils ont eu vocation à comprendre l’Autre. L’Algérie, et le monde infinissable des histoires, des luttes et migrations chantées par Gérard Lavigny, François Béranger ou Robert Charlebois. Oui, à partir de Fanon — la sensibilité auprès du concept (loin du mysticisme ambiant) — nous voilà promis à trouver notre mesure de nous-mêmes et du monde, comme un groupe de musiciens entament un morceau en même temps sans chef d’orchestre pour dire un-deux-trois.

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Ève Derrien, Molosses, et le bruit de ses talons, 2020.

L’éclat du gris

— Par Manuel Norvat —

Revers du conte. L’histoire ne dira jamais les aventures du petit chaperon gris, ainsi vêtue pour couillonner le loup. Le récit de gueules, on dirait, l’a emporté. Heureusement, avec Molosses Ève Derrien détricote les règles de l’autofiction, en animale grammaticale. Et pas que… Est-ce que l’on peut dire cela ? Est-ce qu’on peut l`écrire ? Ce livre est un opéra en trois parties. Avec du sang bien sûr, pour redire combien la chair est fragile, et aussi une boulimie de bouquins et de co-animaux, avec qui nous partageons le loyer de la Terre.

Molosses ce n’est ni un récit à la première ni à la troisième personne, mais celui d’une personne avec ses moi multiples non reconnus par l’état civil : « J’attire même les lézards et les grenouilles, qui m’escaladent et ne veulent plus me quitter. Sans déc. ». Les molosses, Pilote et Copilote et les chats n’ont pas des crocs de papier. Ils vivent tous autour d’une maison, un rêve d’habiter avec la végétation tropicale en confinement surveillée : « pas un bruit, du vert partout. Et ça sent bon ».

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Dominique BERTHET a reçu les Palmes académiques – le samedi 18 mars 2017

Madame la Rectrice,
Mesdames, messieurs,

C’est un honneur pour moi de présenter M. Dominique Berthet, professeur des universités, à l’occasion de cette remise de distinction que sont les Palmes académiques. Cette circonstance est naturellement la bienvenue pour récompenser la dynamique de la vie professionnelle de Dominique Berthet au sein du monde de l’enseignement.
Le parcours de mon filleul me paraît exemplaire, en ce sens qu’il relie enseignement et création. Disons le d’emblée : plus que le déroulement d’une carrière, la considération que nous portons à Dominique Berthet représente pour nous celle de la participation d’un homme à l’épanouissement de l’art, c’est-à-dire à ce qui nous manque le plus. Ceci n’est pas une utopie. En vérité, l’art est un produit de haute nécessité dont notre société ne saurait se passer. La relation de l’homme à l’art affirme une exigence capitale : celle de son maintien dans la condition humaine. Cernés que nous sommes par les élans de la barbarie et du consumérisme, la promotion de l’art nous est vitale. La valorisation de notre relation à l’art, c’est très modestement, et néanmoins avec beaucoup d’énergie, ce que à quoi Dominique Berthet participe.

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Pour Henri Vigana

— Par Manuel Norvat —

Henri Vigana écrivait avec son appareil photo, avec la caméra aussi. Les images fixes ou les images qui bougent, il savait les magnifier avec un art de la composition sensible à la lumière belle et rebelle.

Henri était un homme de culture, pour tout dire. Pour ainsi dire : un appétit de créations, de projets, de réalisations inouïes. Nous avions en partage une amitié créatrice. Il m’avait demandé d’illustrer avec mes mots un livre issu de sa série de photographies autour de notre milieu de marins-pêcheurs dont il avait réalisé une superbe exposition. Ce beau livre, Martinique couleurs de pêche, terminé ensemble après des années d’échanges inoubliables, devait paraître dans quelques semaines. En bon vivant, Henri l’avait conçu dans l’amitié de tous pour imprimer ce que culture veut dire.

Sans prévenir (oui, tout soudain), son souvenir nous transporte dans les grands bois, dans les rues de l’En-ville, et dans l’écume du bord de mer. En argentique ou en numérique. À jamais, photo-mitan.

Manuel NORVAT

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« Le chant du divers » de Manuel Norvat

Introduction à la philopoétique d’Édouard Glissant

le_chant_du_diversL’oeuvre d’Édouard Glissant est réputée difficile. Sa textualité résolument opaque déroute en des traces imprévisibles. C’est que Glissant fait appel à l’imaginaire des genres tant dans sa version canonique (roman, théâtre, poésie, essai) que dans le recours à la poétrie : une forme d’expression non fixée toute de poétique et de poterie, de terre et de langage.
Aussi l’oeuvre de Glissant est-elle toujours à venir et puissamment magmatique. De surcroît, Glissant ne semble pas assigné à résidence dans une spécialité puisqu’il convoque à sa guise la littérature et les autres domaines de la création, mais aussi les sciences et les savoirs de l’humain : histoire, anthropologie, sociologie, économie et philosophie.
D’où parle Glissant ? De quel point de vue ? De quel territoire de la pensée et de la création ? Ces questionnements interrogent le discours glissantien. Cet inextricable de l’oeuvre de Glissant réclamant un lecteur exigeant et sensible n’est pas inexplicable : c’est un plain-chant articulé autour du souffle du Divers. C’est de là que proviennent les sources multiples de la matière littéraire et réflexive d’Édouard Glissant : une philopoétique d’où s’énoncent les ritournelles conceptuelles et intuitives d’une vision du monde.

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Une parole sur Aimé Césaire

-Allocution prononcée par Manuel Norvat à l’Ecole Normale Supérieure de Paris le 13 décembre 2013

 manuel_norvat-4Les lecteurs d’Aimé Césaire se retrouvent dans un temps éperdu.

 En cette année du centième anniversaire de la naissance d’Aimé Césaire, j’ai pour ma part, fêté mon cinquantième anniversaire. Mon approche, ma lecture de Césaire, s’est faite de manière précoce : autour de ma quinzième année. J’entends alors parler de l’homme politique et du poète tout aussi bien. Je me souviens avoir déclaré à ma mère à l’époque : « Je voudrais être le maire de Fort-de-France, comme Aimé Césaire ! ». Puis, dans ce temps-là, c’est le choc, la commotion provoquée de la découverte du Cahier d’un retour au pays natal : un livre où il n’y a rien à comprendre. Son opacité manifestait l’impossibilité d’en faire le tour (même à coup de dictionnaire !) et aussi l’impossibilité de s’en passer. Le Cahier me charroyait tout simplement dans certaines phases de la parole du conteur créole, dans ces moments sacrés du tirage du conte où celui-ci dit des choses complexes et feuillues amarrées aux Afriques imaginées des Antilles d’alors : ce qui (hors l’espace des livres) se traduisait il y a trente cinq ans en coiffures afro, en tresses, en boubous ou en dreadlocks rebelles.

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Dominique Berthet, écrivain d’art

— Par Manuel Norvat —


 

La galerie Berthet, rue de seine, à Paris, est consacrée à l’art contemporain. J’y ai aperçu récemment des œuvres qui n’avaient rien de préhistoriques, des œuvres « résolument modernes » selon le mot du poète, autrement dit du créateur, de l’artisan des arts, c’est-à-dire somme toute, de celui qui dans toutes les cultures nous fait entrer en modernité. Comme quoi les vieilleries poétiques ne sont pas incompatibles avec la modernité. Le problème c’est que le contemporain n’est pas forcément moderne puisqu’il peut être passéiste, réactionnaire, ultra, fasciste ou futuriste. La nouveauté dans l’art n’est donc pas gage de révolution. C’est d’instinct la question fondamentale de l’esthétique de tous les temps : Est-ce de l’art ou du cochon ? Le genre de questionnement que l’on peut avoir aussi bien devant un certain tableau de Courbet qu’en présence d’une installation dite contemporaine.

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Le trouble à la fête

par Manuel Norvat

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François Piquet, Nou,papier, résine, cordon lumineux, métal, ficelle. Environ 6 kg, 320 x 100 x 50 cm, janvier 2011. Photo : F. Piquet.

   Comment avoir les idées claires lorsqu’on parle du trouble ? C’est à mon sens l’un des défis que nous lance le dernier numéro de Recherches en Esthétique consacré à ce thème. Son chef d’orchestre, Dominique Berthet, lève rapidement l’ambiguïté à ce sujet : « si le plaisir esthétique est certes un moment essentiel du rapport aux œuvres [écrit-il], il ne saurait exclure les autres moments de l’expérience esthétique, comme par exemple l’analyse et le jugement ». De même, pour Sentier : « être troublé ne signifie pas uniquement perdre ses repères ». La revue avait donc tout lieu de raison garder (snobant ainsi quelques mauvais effets de trouble) en rassemblant les contributions en quatre parties : La première met l’accent sur des réflexions à propos l’esthétique du trouble. La deuxième sur les affinités du trouble aux dits « nouveaux médias ». La troisième tente de cerner quelques « figures » du trouble. Enfin, la quatrième porte sur le trouble « ultra marin », formule politiquement trouble dans un monde hors Métropole coloniale où l’on ne saurait demeurer l’outre mer de l’Autre.

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Monsieur Glissant

— Par Manuel Norvat —

Auteur d’une thèse en cours d’écriture sur l’œuvre d’Édouard Glissant, Manuel Norvat, met l’accent sur la tonalité phénoménologique de cette pensée polyphonique du Divers : une «philopoétique».

Ouvert à la diversité du monde, Édouard Glissant aura relayé à travers son œuvre une parole irriguée par la poésie : c’est-à-dire la création d’un langage, d’une musique. Sa maison, située au Sud de la Martinique, dans la commune du Diamant, concentre et diffracte, du bord de mer où elle se trouve, tous les lieux et tous les êtres qui lui sont chers. La joaillerie et le tragique des rouleaux d’écumes qui la lèchent, mais aussi les mousses des forêts subtropicales et subversives de la route de la Trace et tant d’autres paysages archipélagiques et continentaux, de villes et de campagnes, de fonds marins ou d’étoiles lointaines tourbillonnent grâce à lui jusqu’au vertige dans notre imaginaire, désormais relié à partir d’un lieu réel ou symbolique que nous pouvons choisir. Oui, les éléments qu’il a glorifiés semblent dire comme lui : «Vis dans ton lieu et pense avec le monde».

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L’imprévisible ruse avec le temps quand le prévisible réapparaît.

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— par Patrice Ganot —

Fin de matinée de ce jeudi 19 novembre 2009.

Je viens d’allumer mon ordinateur et me suis mis à l’écoute de Radio Classique sur Internet. Le site (et la radio) nous donne du Beethoven, une de ses symphonies.

J’ai préalablement tenté à plusieurs reprises, sans succès, d’ouvrir ma boîte aux courriels. Les aléas des messageries sont agaçants aussi vais-je rechercher de la musique qui a pour vocation d’adoucir les moeurs de l’internaute excédé (la musique dite classique est dans ce cas tout particulièrement recommandée), pour retourner, apaisé, aux tentatives d’accès à ma messagerie.

Midi. Il est 17h00, en France.

La symphonie se termine et laisse place au flash d’information.

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La ruse de l’imprévisible

par Manuel NORVAT —




On ne présente plus l’imprévisible : il s’invite par définition sans prévenir. On peut seulement tenter de l’approcher. En vérité, l’imprévisible nous apparaît sous les aspects les plus incroyables du quotidien et de l’imaginaire, sans compter les méditations savantes, peu être trop savantes, ou encore les expressions non-conventionnelles, et pas forcément iconoclastes, des œuvres d’art que sont les installations. Les exemples fourmillent : l’inopiné des tremblés de la terre ; l’apparition d’un cheval à trois pattes ; une grève générale en colonie de surconsommation ; les fureurs poétiques des conteurs et autres tireurs de merveilles ; les bougres-à-livres habités de « cadavres exquis » dans un univers de baroque naturel (où de réel-merveilleux si vous voulez) que nous criions tout bonnement créole ; appellation dont nul peuple ne devrait détenir le monopole. Et puis, l’imprévisible, d’universaux en lieu commun, c’est bien là son paradoxe, cela devient du réchauffé avec, à présent, le carême au mitan de l’hivernage.

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Le trait d’union-monde chez Edouard Glissant

 —Par Manuel Norvat —

La préoccupation d’Édouard Glissant, c’est avant tout le monde. Dans le manifeste intitulé Pour une littérature-monde, sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Glissant est explicite sur ce point :

« S’agissant de poésie et de politique, je crois [dit-il] avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer1 »

Cet allant, ce goût pour l’altérité, puisque le monde tel qu’il est appréhendé par l’auteur n’est qu’altérité ; ce souci du monde, de l’ouverture, du laisser advenir, au lieu d’un enclos de soi, n’est pas l’appétit des écrivains prisonniers des enracinements, disponibles ainsi à toutes les dérives. Le cas de Maurice Barrès en est un exemple éloquent. Le prestige littéraire voilera de son mieux l’obscurantisme de cet écrivain. « Les étrangers n’ont pas le cerveau fait comme le nôtre » écrivait-il. Par une dénégation aux loges de l’immonde l’un de ses épigones Antillais qualifia les Juifs d’« Innommables »2.

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érotisme et engagement

par Manuel NORVAT

 

L’extase de Sainte-Thérèse, Le Bernin

Quels rapports se tissent dans la littérature caribéenne entre écriture militante et écriture érotique ? Autrement dit, quelles relations s’établissent dans cet espace de création entre désir et engagement ? Lorsque Suzanne Césaire parle de « littérature de pâmoison » dans Tropiques contre les productions littéraires doudouistes à la Daniel Thaly (« Je suis né dans une île amoureuse du vent où l’air à des odeurs de sucre et de vanille…) nous sommes hélas en présence d’un certain manichéisme faisant fit que la dite « littérature de  pâmoison » a participé à sa manière à un inventaire du réel, en l’occurrence antillais. Mais l’on pourrait insister aussi sur cette mise à distance quasi dédaigneuse de la pâmoison (métonymie du désir pour l’occasion) de la part de nombreux écrivains dits engagés — non pas au sens créole du terme lié à un pacte avec l’univers diabolique, mais pleinement dans l’acception politique du terme. La question se pose donc de savoir s’il faut brûler « la littérature de pâmoison » au bénéfice des révolutions ?

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