« Splendid’s » de Jean Genet, M.E.S Arthur Nauziciel

— Par Michèle Bigot —
splendid_sSpectacle créé en janvier 2015 au CDN d’Orléans,
En tournée à Marseille, la Criée du 3 au 5/12/2015
Présenté à Paris, La Colline du 17 au 26 mars 2016

Arthur Nauziciel nous propose un texte de J.Genet, écrit entre 1944 et 1948, et renié ensuite. C’est une époque où il faisait régulièrement des séjours en prison, avant de bénéficier de la grâce présidentielle. Ce texte mystérieux se présente comme une cérémonie d’adieu à l’univers des gangsters sublimes ; A. Nauziciel a eu une idée lumineuse, celle de faire précéder la pièce d’un film tourné par Genet lui-même, Un chant d’amour(1950), qui est le pendant cinématographique de cette pièce, en ce qu’il constitue aussi un hymne au prisonnier, au voleur, à l’assassin, l’eidos du hors la loi, dans toute la poésie, la sensualité et l’érotisme de son corps magnifié. Tourné en noir et blanc, considéré à l’époque comme touchant à la pornographie, le film s’est heurté de plein fouet à la critique et s’est distribué sous le manteau. Le film, quoique muet, obéit aux codes du théâtre, fermement bordé par le cadre des trois unités de lieu, d’action et de temps. Son objet se résumant à l’expression du pur désir, d’autant plus exacerbé qu’il est interdit, il offre une matière d’une rare pureté. Le travail de l’image, en noir et blanc, offre un jeu intense sur les lumières, sur la matière même de la peau ou de la fumée. Le corps masculin s’y donne comme un parangon de tout désir, en tant que sujet comme en tant qu’objet.
Le second volet de ce qu’A. Nauziciel présente comme un dyptique est la pièce intitulée Splendid’s.
Le metteur en scène a soigné l’articulation entre ces deux volets de l’œuvre ; la transition est admirable sur le plan formel, puisque la fin du film laisse apercevoir derrière et sous l’écran les pieds nus des acteurs déjà présents sur scène. Ce passage insensible d’un objet à l’autre invite le spectateur à reconstruire la cohérence de l’ensemble, sous l’égide des deux thèmes directeurs que sont l’homosexualité masculine et l’univers des gangsters, étant entendu que pour Genet (et certainement pour son époque) les deux étaient joints par une commune malédiction, et une universelle réprobation. Mais on perçoit vite que cette nouvelle cérémonie tient elle aussi du chant du cygne (du signe !) : la pièce est, comme le film, un adieu aux armes et aux voyous qui ont peuplé l’univers de Genet depuis son enfance. Nostalgie d’un monde qui se défait sous nos yeux et que l’on va quitter, que Genet va quitter, pour le silence, avant de revenir à l’écriture avec de nouvelles thématiques. Comme le film, la pièce est portée par la douleur d’une inévitable trahison.
Quel est le propos ? Il est bien mince et bien conventionnel, emprunté aux plus ordinaires films ou romans noirs : sept gangsters d’opérettes (effet souligné par les costumes) aux noms grandguignolesques , Johnny, Riton, Rafale, etc. retiennent la fille d’un milliardaire au septième étage de l’hôtel « splendid’s ». Cette prise d’otage se présente d’emblée comme foireuse, les gangsters attendent l’irruption des forces de l’ordre, se savent condamnés à mort. Le tout est commenté en voix off par la voix grave de Jeanne Moreau, sortant d’un poste de radio. La chute inéluctable est en passe de se produire; du reste parmi les ganasters se trouve déjà un policier qui a perdu ses repères et semble avoir changé de camp, fasciné qu’il est par l’univers des gagsters. Double de Genet lui-même, hésitant entre fascination et trahison. Quoiqu’il en soit, cet univers est avant tout celui des hommes entre eux, se disputant les rôles les plus avantageux, ceux du pouvoir et du prestige, tout en se montrant capables de verser inopinément dans la soumission et l’abjection. Univers trouble et facinant, dont l’intensité est aggravée par l’approche de la mort. Chacun se sait voué à une mort prochaine, et rejoue sa partition personnelle du Condamné à mort. C’est même cettte condamnation qui confère aux caractères leur intensité, qui les pousse au paroxysme de leur être. La tragédie de ce moment est renforcée par l’omniprésence de la trahison. Dans cette dialectique fatale de la force et de la faiblesse, les acteurs sont suceptibles de trahir leur rôle, puis de trahir cette trahison. Ainsi le policier retourne sa veste deux fois : une première fois en espérant accéder au grand univers du crime et une seconde faois parce que, déçu par la lâcheté des gangsters, il veut réintégrer les forces de l’ordre, toujours à la recherche d’un sublime qui n’existe nulle part.
Il y a là un étrange mixte de tragique et de burlesque de Guignol. Ce décalage tonal est accentué par la mise en scène qui joue essentiellement sur une disposition de décor en carton pâte et moquette fleurie, de costumes bouffons qui dénudent les jambes des héros en habillant leur torse : nul n’est héroïque quand il est en chaussettes !
La dimension parodique est renforcée par le choix de traduire le texte de Genet en anglais surtitré (traduction de Neil Bartlett) ; il y a là une allusion à la mythologie du cinéma américain, et c’est d’autant plus vrai que Nauziciel a choisi de faire interpréter ces personnages par les acteurs américains avec qui il a déjà travaillé pour mettre en scène son Julius Caesar en 2008.
L’ensemble présente un très curieux objet théâtral, déroutant et séduisant, mais A. Nauziciel n’a pas l’habitude de se confronter à des textes faciles ; les dernières mises en scène qui ont illuminé le festival d’Avignon, célébraient toutes cette hantise de la mort, cet univers de passage entre vie et mort. C’était le cas en 2008 aux Carmes avec Ordet du danois Kaj Munkon ; on garde aussi un souvenir ému de son interprétation du roman de Yannick Haenel Jan Karski, qu’il avait repris à son compte et intitulé Jan Karski, mon nom est une légende en 2011 à Avignon.
Ces textes ne sont pas pour lui des objets étrangers ; il choisit toujours des textes qui résonnent profondément dans sa vie et expriment ces hantises les plus inquiétantes.
On ne peut que conseiller à chacun d’avoir la force de se confronter à de tels spectacles ; on n’en sort pas indifférent et on en garde trace mémorielle pour longtemps.