Siem Reap : une caricature de mal-développement

Carnet de route du Cambodge

— Par Roland Sabra —

La nostalgie dans mes bagages j’ai quitté Luang Prabang en renouvelant la promesse de faire retour faite il y a près d’un demi-siècle. Le charme, la « zénitude » de la ville qui s’est transformée sans se trahir me séduisent, encore et toujours. Il est des endroits que l’on quitte à regrets, « comme ces belles passantes qu’on a aimées quelques instants secrets ». Du coup l’attrait pour la découverte d’un pays que je ne connais pas, pour son étrangeté, pour ce qu’il recèle de différences et d’altérité, et qui toujours m’habite se teinte d’une légère ombre de tristesse. Aller au Cambodge est aussi un retour, mais un retour douloureux vers le temps des années sombres, celles des seventies du siècle dernier quand l’actualité se focalisait sur les guerres, les coups d’état, les meurtres et les assassinats qui ravageaient le Sud-Est asiatique.

La partie Est du Cambodge a reçu pendant ces années- là un tonnage de bombes supérieur à celui que les américains ont déversé pendant toute la Seconde guerre mondiale ! Siem Reap, vers laquelle je me dirige et située près des temples d’Angkor, relativement épargnée par ces bombardements est aujourd’hui menacée par danger plus retors, plus pernicieux : son américanisation. Les façades des maisons coloniales disparaissent sous le gigantisme et le poids des enseignes publicitaires et des néons agressifs. Guesthouses, mégahotels, bars, restaurants, boites de nuit, salons de massage, prolifèrent comme la circulation automobile et les nuisances sonores qui l’accompagnent. Les constructions hétéroclites défigurent la ville. Ce que la guerre US n’a pu faire l’ »american way of life » le met en œuvre. Plus encore qu’au Laos la dollarisation de l’économie domine. Visiteur, tu peux séjourner aussi longtemps qu’il te sera possible sans connaître la monnaie locale, le billet vert te suffira. Caricature du mal développement Siem Reap importe la totalité des produits agricoles nécessaires à sa consommation du Vietnam et de Chine.

Angkor a reçu cinq millions de visiteurs en 2017, dont un million de Chinois, sept millions sont attendus en 2020, dix millions en 2025. Dix compagnies aériennes chinoises desservent Siem Reap, avec cinquante vols par semaine. Angkor est devenue l’équivalent de Venise pour les Chinois.

Ce boum économique induit par l’explosion touristique ne profite pas à tous. Les 120 000 habitants des 112 villages, situés près des temples, sont laissés à l’écart des retombées économiques. Les 78 millions d’euros de recettes pour en 2017 pour Angkor Entreprise, gestionnaire de la billetterie n’ont pas amélioré les conditions d’existence de la population, la plupart des maisons des villages du parc archéologique n’ont ni toilettes ni eau courante, pas même l’électricité. Dans le même temps constructions anarchiques et bricolées prolifèrent. « Depuis août 2017, plus de 600 maisons illégales, certaines à 50 mètres du Ta Prohm, ont été détruites, ou démontées lorsque les propriétaires acceptaient de le faire eux-mêmes pour récupérer les matériaux », rapporte Sum Map, directeur général de l’Autorité pour la protection du site et l’aménagement de la région d’Angkor (Apsara). « 70 % des propriétaires appartiennent à la police du patrimoine et aux militaires. » Cinq mille dollars sont versés à chaque propriétaire pour qu’il reconstruise ailleurs. La mesure, loin d’éradiquer le phénomène alimente, corruption aidant, le flot de ces constructions.

Trois temples phares – Angkor Vat, le Bayon et le Ta Prohm –, concentrent l’essentiel des visiteurs, smartphones et selfies en rafales. Le grain du grès s’effrite sous les pas et le piétinement des touristes. La surexploitation menace le site. Elle a entraîné une déforestation et la disparition de la faune sauvage. Une ONG tente de puis 2013 de réintroduire des singes, notamment des macaques, des gibbons et des langurs. Le tourisme de masse génère un problème grandissant d’évacuation des eaux usées qui pour une sont encore rejetées dans les rizières.

L’ensemble de ces problèmes conduit les autorités cambodgiennes à envisager un contingentement du tourisme. Il se fait et se fera de plus en plus par l’argent. 37$ pour un jour, 62 pour 3 jours, les tarifs aujourd’hui pratiqués sont promis à la hausse. Siem Reap, résidence obligée pour se rendre sur Angkor, est une parodie d’un mal-développement causée par l’impéritie politique d’un régime dominé par un clan politique qui par ailleurs fait passer ses intérêts personnels avant tout autres.

Siem Reap, février 2019

R.S.

R.S.