Séquelles de l’esclavage en Martinique

— Par George Huyghues des Etages —

g_h_d_e(Intervention lors du colloque autour de l’ouvrage « Les traites négrières coloniales – Histoire d’un crime » organisé par le conseil général du Val de Marne et l’Association de Descendants d’Esclaves Noirs et de leurs amis (ADEN) en novembre 2009 à l’Atrium (conseil général de Martinique)

Cela fait une trentaine d’années que j’exerce ma profession de psychologue en Martinique et, même si certains affirment que traite négrière et esclavage sont dépassés , qu’il faut tourner la page, même si on ne peut mettre tous les maux de notre société sur le compte de ces évènements tragiques il est indéniable que je retrouve des traces de ces atrocités perpétrées par des hommes contre d’autres hommes, qu’ils constituent des traumatismes qui ont laissé des marques bien présentes dans le quotidien, les comportements, les attitudes actuels. Le passé habite bien notre présent et hante notre imaginaire ou si l’on préfère notre inconscient comme l’a expliqué dans sa théorie de la psychanalyse Sigmund FREUD. Comment penser que des faits si terribles par leur durée et leur intensité, que ces situations si extrêmes de domination –soumission et de violences se soient effacés de la mémoire des peuples qui y ont été soumis ?

« A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omniscient crachat ! Nous seuls, madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! » écrivait CÉSAIRE dans « La tragédie du roi Christophe » acte 1, scène 7.

Rapts, parcages à Gorée et ailleurs, traversées de l’océan dans des conditions effroyables, ventes sur les marchés d’esclaves comme des bêtes et même des meubles, séparations des membres d’une même tribun, d’une même nation ou d’une même famille, écrasement des langues et cultures originelles, viols, humiliations, mutilations.

De tels traitements ont mobilisé, pour survivre, chez ces hommes et ces femmes terrifiés, déboussolés, ayant perdu tous repères ,(mais également chez leur bourreaux) des mécanismes de défense dont certains ont été étudiés par des chercheurs dont font partie des psychanalystes martiniquais comme Guillaume SURÉNA et le docteur Jeanne WILTOR,

Déni de la réalité, projections ou retournement contre soi, identification à l’agresseur, ont en quelque sorte formaté une mentalité, des traits de personnalité et de société qui subsistent jusqu’à nos jours malgré l’abolition de l’esclavage en 1848. Car cette abolition ne s’est pas accompagnée d’une suppression de la domination des colonisateurs ni des injustices, d’une réhabilitation des victimes. Au contraire, seuls les colons ont été indemnisés de la perte de leurs privilèges et donc récompensés de leurs méfaits !

La résilience, cette capacités à rebondir, à réagir positivement contre l’adversité, dé crite par Boris CYRULNIC, n’a pas pu jouer dans un contexte socio-économique qui reste déplorable, une « pwofitasion, » qui a entraîné de nombreuses luttes sociales antérieures et le ras le bol de février 2009, un génocide par substitution non pas par le Bumidom mais par décérébration de l’intérieur par les drogues et la désespérance d’un chômage endémique.

De ces stratégies adaptatives d’antan résulte du côté des colonisateurs le racisme, rationalisation de l’infériorité de ceux qu’ils ont asservis, qui justifie le sort réservé à ces êtres qui doivent servir les intérêts économiques de l’occident et qui devraient, à leur avis, les remercier de leur avoir apporté la civilisation (bienfaits de la colonisation).

Du côté des victimes, les choses sont plus complexes car on ne renie pas si facilement ses origines et le choix difficile entre aliénation et rébellion (et recherche identitaire ) suscite le malaise. D’où des sentiments et des ressentis en apparence contradictoires et qui, poussés à l’excès, peuvent devenir pathologiques.

J’énumère, sans que ce soit exhaustif,

-soumission aux valeurs occidentales drainées par ces chevaux de Troie que sont la publicité et les media aux ordres. Négrophobie ou autophobie de FANON avec hiérarchisation des couleurs de peau, qui se retrouve jusque dans les familles, dans la préférence donnée aux enfants plus clairs de peau et aux cheveux dits « plats » : chapéisme de CABORT-MASSON. Et en même temps revendication de notre appartenance africaine.

-Méfiance qui tourne souvent à la paranoïa vis-à-vis des congénères noirs et en même temps agressivité à l’encontre du blanc en général.

-Réticence à utiliser la langue française (langue officielle mais aussi de l’oppresseur) mais également le créole (langue basse) d’où un déficit verbal grevant l’adaptation à l’école des enfants.

-Rébellion maladroite qui se mue en opposition larvée, en « kompèr lapinism », en « débouya pa péché » avec attitudes négatives au travail (travail béké) : lenteur, manque de ponctualité, ; problèmes d’accueil dans le tourisme.

-Multipartenariat (et non polygamie) hérité de la survalorisation du sexe de l’homme-étalon pour lequel fécondité signifie virilité et réussite sociale à l‘instar du maître blanc et névrose d’abandon à l’origine de maintes violences conjugales ;

-Coups érigés en moyens éducatifs ordinaires et en même temps hyperprotection

anxieuse des enfants empêchant toute initiative de ceux-ci. -Peur des chiens et agressivité à leur encontre, peur de la mer. -Peur du largage par l’Etat-père et la mère-patrie (dont on sait bien pourtant

qu’ils ne défendent que leurs propres intérêts), mais surtout revendication de la nationalité française à laquelle les antillais sont attachés car représente une preuve de leur humanité, de leur statut d’homme (même si seulement affranchis selon maître MONOTUKA), en quelque sorte déjà une forme de réparation.

Dès décembre 1993, le crime a été dévoilé et dénoncé quand, à l’initiative du cercle Frantz Fanon et de son président maître Marcel MANVILLE, s’est tenu à Fort-de-France le « Tribunal de l’histoire « qui a instruit le procès des crimes commis en Afrique et en Amérique par l’Occident colonisateur ayant perpétré – je cite-« le plus gigantesque et le plus effroyable massacre depuis que les hommes vivent sur terre ».

Le crime n’a été officiellement condamné qu’n mars 2001 : traite transatlantique comme esclavage ont été reconnus crimes contre l’humanité grâce à madame Christiane TAUBIRA soutenue au sénat par le docteur Claude LISE.

Reste la réparation, salutaire pour la victime comme pour le bourreau et qui mènerait à l’apaisement, à une réconciliation – réparation symbolique, qui tendrait à réhabiliter, à respecter les cultures originelles, avec la restitution honnête de l’histoire falsifiée de nos peuples dans les livres et manuels scolaires, mais également réparation financière : les psychanalystes connaissent bien le pouvoir thérapeutique de la participation financière. Comme je l’écrivais dans mon livre ; « A l’écoute de la Martinique » : « Pourquoi le nègre, l’indien, e devraient –ils revendiquer que la seule dignité (qu’il n’a pas à démontrer au Monde alors que ce Monde ne comprend que les arguments de l’économique et de l’argent) et non pas d’être un homme à l’égal des autres et à part entière ? Il serait temps que le Monde, celui des grandes puissances, se rende compte que le nègre, l’indien, est aussi de chair et de sang et vit aussi de pain et que c’est au Monde de se moraliser enfin. Il serait temps peut-être non pas que « nous nous mettions au pas du monde » mais que nous étudiions ce pas pour le transformer à notre mesure, que nous nous battions sur le terrain de la mondialisation sans nous y perdre, si nous ne voulons pas être vaincus et décimés. Il serait temps que les anciens colonisateurs qui , par leur égoïsme, leur cupidité, leur avidité ont créé le Tiers-monde, se gare du retour du boomerang qu’ils ont lancé depuis des siècles et assume le métissage qu’ils ont eux-mêmes initié. L’une des façons les plus justes et les plus efficaces de tourner la page, de faire taire les rancoeurs, serait d’indemniser collectivement les populations des anciennes colonies, que les afro-descendants obtiennent une juste rémunération du travail de leurs parents. L’outremer « possessions de prestige », en compensation de ce statut et en réparation des sévices perpétrés sur les ancêtres d’une partie de la population actuelle devrait pouvoir bénéficier de privilèges financiers collectifs visant à relever le niveau de vie de cette population, à assurer l’avenir de la jeunesse et à faire entrer ces anciennes colonies dans le concert des pays développés. » Comme l’écrivait déjà en 1979 Christian DE BALEINE, rédacteur en chef de Paris-Match : « Il faut que la France aide nos anciennes colonies à surmonter leur handicap et à parvenir à l’égalité économique. Mais il ne faut plus tolérer que ce noble propos soit trahi et que l’aide métropolitaine n’aboutisse finalement qu’à transformer les dons publics en fortunes personnelles » A bons entendeurs –­

A nous, intellectuels de ce pays, à être les guides, les modèles crédibles, de notre peuple, à nous mobiliser pour l’informer, le former, afin qu’il continue d’exister.

George HUYGHUES DES ETAGES

(Un petite précision: tous les HUYGHUES DES ETAGES ont été des socialistes depuis Louis (assassiné avec ZIZINE le 24 mai 1925), Maurice, —Jacques (maire de Cosne – Cours-sur-Loire et député de la Nièvre), Emile (avocat et fondateur de la Banque ouvrière)