Rio, Istanbul et le convivialisme

Par Alain Caillé, directeur de La Revue du MAUSS, Christophe Fourel président de l’Association des lecteurs d’Alternatives Economiques, Ahmet Insel professeur émérite à l’université de Galatasaray (Istanbul), Paulo Henrique Martins (Recife, Brésil) président de l’Association latino-américaine de sociologie, Gus Massiah Economiste altermondialiste, cofondateur des forums sociaux mondiaux et Patrick Viveret Essayiste. Tous signataires du Manifeste convivialiste.

rio_istanLe plus étonnant mais aussi le plus révélateur dans les énormes manifestations qui secouent le Brésil ou la Turquie actuellement, c’est l’étonnement des pouvoirs en place, qu’ils soient de droite ou de gauche. Comme l’avoue Gilberto  Carvalho, le chef de cabinet de la présidente du Brésil, Dilma Roussef, «le gouvernement n’arrive pas à comprendre ce qui se passe». De même, en Turquie, Recep Tayyip Erdogan ne sait pas voir ou ne veut pas voir dans les soulèvements de la jeunesse urbaine, autre chose que le résultat d’un complot de l’étranger. Que se passe-t-il ? Vers quoi tendent ces mouvements ? Pour esquisser une réponse à cette question, il faut à la fois les mettre en relation avec les mouvements similaires qui les ont précédés, expliquer pourquoi ils ne sont guère intelligibles dans le cadre des catégories politiques héritées, et commencer à dégager la perspective dans laquelle ils peuvent commencer à faire sens, non seulement dans une logique de contestation ou de désespoir, mais comme annonciateurs d’alternatives politiques souhaitables et plausibles.

De toute évidence, même si le contexte politique, économique et culturel est à chaque fois différent, il y a plus qu’un air de famille entre les mouvements des Indignados ou Occupy Wall-Street, les printemps arabes, et ceux qui font l’actualité au Brésil ou en Turquie. Selon les cas, l’accent est plus ou moins mis sur la misère et la dégradation des conditions matérielles d’existence, ou sur la question des libertés. Mais dans tous les cas, ce qui est dénoncé et stigmatisé c’est l’écart de plus en plus abyssal qui sépare les dirigeants et les dirigés, les plus riches et les plus pauvres.

Cet écart qui donne à l’immense majorité le sentiment de ne pas être compris, et qui explique, réciproquement, que ceux qui se retrouvent au sommet du pouvoir et de la richesse, ne comprennent à peu près rien à ce qui se passe. Plus spécifiquement, la passion mobilisatrice, celle qui pousse à descendre dans la rue, parfois au péril de sa vie, c’est un profond sentiment d’injustice, une colère contre l’arrogance du pouvoir, et l’indignation face à une corruption endémique.

En tant que tels, ces mouvements protéiformes ne sont ni de droite ni de gauche. Ils ne se réclament ni du libéralisme, ni du socialisme, ni du communisme ni de l’anarchisme. Ou alors d’un peu de tout cela à la fois, avec des ingrédients, également, de christianisme ou d’islam, par exemple. C’est ce qui fait leur force, mais aussi leur faiblesse. Leur force puisque, au début, ce polythéisme doctrinal leur permet de rassembler très largement. Leur faiblesse, puisque leur indétermination politique et idéologique semble les rendre incapables de s’organiser de manière cohérente, d’espérer accéder au pouvoir et, plus encore, de le conserver. Il est donc tentant de ranger toutes ces révoltes sous l’étiquette paresseuse et censément infamante du populisme, et d’estimer que les aspirations dont elles sont porteuses fondront comme neige au soleil une fois qu’elles auront à se confronter au réel.

Il y a pourtant une autre manière de raisonner. Et d’espérer. Elle consiste à faire le pari que ces multiples mouvements d’indignations et de colères ne partagent pas seulement, en négatif, un sentiment d’exaspération, mais qu’ils sont également potentiellement porteurs, en positif, d’un projet de société possible. Celui qu’il devient de plus en plus urgent de définir si nous voulons réellement bâtir une alternative aux politiques néolibérales (ou néocommunistes, en Chine, par exemple) qui ravagent le monde.

Ce qui fait la force du néolibéralisme, c‘est avant tout l’éparpillement de ses adversaires. Or, ce ne sont pas les projets d’un autre monde qui manquent. Ils se présentent sous des noms, sous des formes ou à des échelles infiniment variées : la défense des droits de l’homme, du citoyen, du travailleur, du chômeur, de la femme ou des enfants ; l’économie sociale et solidaire avec toutes ses composantes : les coopératives de production ou de consommation, le mutualisme, le commerce équitable, les monnaies parallèles ou complémentaires, les systèmes d’échange local, les multiples associations d’entraide ; l’économie de la contribution numérique (cf. Linux, Wikipedia, etc.) ; la décroissance et le post-développement ; les mouvements slow food, slow town, slow science ; la revendication du buen vivir, l’affirmation des droits de la nature et l’éloge de la Pachamama ; l’altermondialisme, l’écologie politique et la démocratie radicale, les indignados, Occupy Wall Street ; la recherche d’indicateurs de richesse alternatifs, les mouvements de la transformation personnelle, de la sobriété volontaire, de l’abondance frugale, du dialogue des civilisations, les théories du care, les nouvelles pensées des communs, etc.

Ce qui fait défaut à tous ces mouvements c’est la claire perception de ce qu’ils ont en commun et de leur cohérence possible. C’est pour tenter de formuler et de rendre visible leur plus grand dénominateur commun qu’une soixantaine d’intellectuels, français et étrangers, représentatifs de ces différents courants, ont pris l’initiative de rédiger un Manifeste convivialiste (1). Le seul fait qu’ils soient parvenus à s’entendre malgré des différences idéologiques de départ importantes, montre que l’espoir d’expliciter un fonds doctrinal commun, partageable par une partie de ceux qui descendent dans les rues, à Istanbul, Rio, Tunis, Madrid, Le Caire ou ailleurs, n’est pas nécessairement voué à l’échec.

On ne saurait résumer en quelques lignes les nombreux points d’accord, significatifs, qui ont été trouvés. Peut-être, en écho à l’actualité turque, et plus encore brésilienne, sont-ce les trois idées suivantes, qu’il importe de mettre plus particulièrement en lumière :

1. Si les idéologies politiques modernes héritées – libéralisme, socialisme, communisme ou anarchisme – se révèlent désormais largement incapables d’éclairer l’avenir, c’est parce qu’elles reposaient sur l’idée que le problème principal de l’humanité réside dans la rareté matérielle et qu’en conséquence la condition sine qua non de tout progrès politique, de toute émancipation, c’est la croissance indéfinie de la prospérité matérielle. Or la croissance du PIB n’est plus là dans les pays développés (et ne reviendra guère), elle s’essouffle déjà dans les pays dits émergents (et notamment le Brésil) et, en tout état de cause, une forte croissance serait catastrophique pour la survie écologique de la planète. Il nous faut donc, de toute urgence, commencer à dessiner les contours d’une démocratie post-croissantiste. D’une société de prospérité même sans croissance.

2. On l’a vu, les révoltes contemporaines sont des révoltes contre la misère. Mais elles sont aussi, et sans doute plus encore, des révoltes contre l’injustice et contre la corruption. Ce qu’elles mettent en cause et condamnent, c’est ce que les anciens Grecs appelaient l’hubris, la démesure, l’illimitation, l’aspiration à la toute puissance, ce désir fou de s’affranchir des bornes de la commune humanité, de la commune socialité et de la commune décence. C’est à cette lutte potentiellement mondiale contre l’hubris qu’il faut donner des moyens d’expression politique.

3. La traduction la plus visible de l’hubris c’est l’ahurissante explosion des inégalités depuis une quarantaine d’années. Au sein des pays et entre les pays. A de nombreux égards, la crise écologique dramatique qui s’annonce, en est une résultante. Très prochainement, plus aucune politique économique et sociale ne sera crédible et audible si elle ne s’attaque pas frontalement à l’hubris et ne se bat pas résolument contre l’injustice et la corruption en instaurant une politique, simultanément, de revenu minimum – contre l’abjection de la misère -, et de richesse maximale – contre l’abjection de l’extrême richesse. À ce combat, même les riches, ceux qui créent et entreprennent, non les rentiers, peuvent se joindre (Cf.par exemple l’appel récent intitulé «Nous sommes les 1 %»).

Ces principes politiques sont assez simples à énoncer, comme en attestent la rédaction du Manifeste convivialiste et l’écho international qu’il reçoit dès sa parution. Le plus difficile sera de faire porter ces idées par des hommes et des femmes qui ne basculent pas eux-mêmes dans l’hubris. Mais ce n’est pas nécessairement mission impossible.

(1) Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, Le Bord de l’eau, juin 2013, 40 p., 5 €. Un abrégé du manifeste est consultable en français, anglais, espagnol, portugais et chinois sur le site www.lesconvivialistes.fr

Sur Libé
30 juin 2013 à 21:16