Restitution des biens culturels mal acquis : à qui appartient l’art ?

Erick Cakpo, enseignant à l’université de Lorraine, analyse comment les objets d’art cristallisent les enjeux politiques et identitaires.

Ces dernières années, les demandes de restitution d’œuvres conservées dans les musées européens et acquises irrégulièrement et souvent dans le cadre des conquêtes coloniales se sont multipliées. On se souvient des cinq stèles pharaoniques réclamées à la France par l’Egypte, tout comme du buste de la reine Néfertiti demandé à l’Allemagne. Plus de deux cents ans après l’installation des frises du Parthénon au British Museum, la Grèce continue de réclamer l’œuvre au Royaume-Uni.

Le dernier pays en date à s’inscrire dans cette démarche est le Bénin. Cette demande a fait des remous à tel point que, lors de son discours sur l’Afrique à Ouagadougou, Emmanuel Macron a promis de réunir d’ici cinq ans les conditions nécessaires pour la restitution temporaire ou définitive du patrimoine africain.

Les demandes de restitution poussent à se poser un certain nombre de questions : pourquoi les pays détenteurs tiennent-ils à conserver les objets d’art supposés mal acquis ? Pourquoi les pays demandeurs souhaitent-ils leur retour ? Qu’est-ce qui explique le déplacement des œuvres, phénomène ayant lieu depuis l’Antiquité ? Enfin, comment les objets d’art cristallisent-ils les enjeux politiques et identitaires ?

Les œuvres d’art comme objets de pouvoir

La revendication d’objets acquis dans des conditions de domination et d’occupation n’est pas un fait récent. Néanmoins, il convient de s’interroger sur les raisons de l’appropriation d’objets en contexte de conquête. Dans l’Antiquité, un conflit opposa le dénommé Caius Licinus Verres alias Verrès (v. 120 av. J.-C. – 43 av. J.-C.), préteur de Sicile, aux habitants de cette région.

Pendant son mandat, le préteur soumit les villes à des impôts illégaux et s’appropria toutes les œuvres d’art de la province romaine. Pour se défendre et pouvoir recouvrer les objets pillés par Verrès, les Siciliens engagèrent Cicéron comme avocat. Si l’issue de cette histoire tend à prouver les qualités oratoires extraordinaires de ce dernier, ce sont surtout ses écrits qui vont assurer la postérité de cette affaire. En effet, Cicéron, n’ayant pas pu prononcer les discours qu’il avait prévus pour l’audience, les fit publier sous le nom de Verrines. Le quatrième – dans ce recueil de sept –, intitulé « Sur les statues », décrit le pillage des objets d’art méthodiquement orchestré par Verrès. Le texte montre que les objets « enlevés en vertu du droit de la guerre » ont été rapportés en triomphe à Rome et enregistrés avec soin au trésor public.

Cet exemple, à bien des égards semblable au sort qu’ont connu les objets « déplacés » dans le cadre des conquêtes plus récentes, fait des œuvres d’art le lieu de manifestation de la puissance et du pouvoir politique du conquérant. S’emparer des objets des perdants, c’est montrer sa puissance en dépossédant ces derniers de ce qui constitue leur fond culturel. Dans le contexte des conquêtes européennes du XIXe siècle, cette situation a poussé Victor Hugo à proclamer : « La victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. »

D’un autre côté, trop souvent, c’est dans l’espoir de réparation de ce passé « humiliant » que les demandes de restitution, empreintes de revendications politiques, s’effectuent. Dès lors, les œuvres participent en général d’une tentative de reconstruction d’une certaine identité, souvent fantasmée d’ailleurs, d’un âge d’or précolonial ou pré-occupation, susceptible de restaurer cette identité perdue ou entachée.

Le cas des « trésors de Béhanzin »

Retracer le contexte dans lequel certains patrimoines « étrangers » sont parvenus en France peut permettre de remonter à la source du problème des objets supposés mal acquis. Le cas de l’appropriation de certaines œuvres du Bénin remontant à la période coloniale et actuellement conservées dans des musées français fournit un aperçu.

C’est dans le cadre de la conquête coloniale française de la fin du XIXe siècle que la plupart des œuvres en provenance du royaume de Dahomey (actuellement République du Bénin) se retrouveront dans les musées français. Après d’âpres combats contre l’armée française, le roi Béhanzin (1890-1894) signa sa reddition le 15 janvier 1894. A la suite de cet événement, plusieurs témoignages relevés dans un livre intitulé La Campagne du Dahomey 1893-1894 signalent les pillages menés non seulement par la soldatesque, mais également par l’état-major et son chef, le général Alfred Amédée Dodds (1842-1922).

La France doit sa victoire sur le Dahomey à cet officier métis sénégalo-français, originaire de Saint-Louis-du-Sénégal et formé à Saint-Cyr. Dans une lettre adressée à son propre frère le 20 janvier 1894, quelques jours après la capitulation de Béhanzin, le général lui-même fait état d’un partage d’objets (bracelets, objets d’art, etc.) à la fin de la « colonne ». Il y mentionne également « une chasse à la collection ».

Quels rôle et fonction vont jouer les objets sur le sol français ? On note d’abord la fonction détournée de certains d’entre eux, vendus sur le marché parisien dès le début du XXe siècle, collationnés sous l’appellation « trésors de Béhanzin », pour engranger de l’argent, une sorte de « prime » aux militaires et aux fonctionnaires qui les ont ramenés. Les héritiers de certaines œuvres se sont aussi livrés à leur vente. Ainsi, des objets ayant appartenu au général Dodds se sont retrouvés chez un certain colonel Achille Lemoine, son héritier, qui éditera une série de cartes postales, sous le nom de ACH., les présentant à fin de diffusion et de vente…

Notons ensuite que ces pièces ont servi à matérialiser, en quelque sorte, la conquête coloniale aux yeux de ceux qui l’ont suivie de loin, telles des souvenirs de guerre et des trophées. On comprend plus aisément cette fonction jouée par les objets quand on se place dans le contexte de l’époque où les conquêtes coloniales, dans un but politique voulu par le ministère des colonies, résonnent aux oreilles de la société française comme un feuilleton national.

On peut enfin signaler les pièces offertes de manière solennelle à des musées et institutions publiques afin d’attirer la curiosité du public et de permettre leur étude dans un contexte où l’ethnologie, comme discipline des sciences humaines, émerge. Les donations faites par le général Dodds au Musée d’ethnographie du Trocadéro font partie de ce cas. On compte les portes du palais d’Abomey, de grandes statues royales, des trônes de rois, des autels portatifs appelés « asen ». On note également la donation de la splendide sculpture en fer du dieu Gou, dieu de la guerre, par le capitaine Eugène Fonssagrives.

La plupart de ces chefs-d’œuvre sont actuellement conservés au musée du quai Branly-Jacques Chirac. Les collections ayant appartenu au Musée d’ethnographie du Trocadéro, puis au département du Musée de l’homme et enfin aujourd’hui au Musée du quai Branly-Jacques Chirac sont des plus importantes et des plus représentatives de l’art du Dahomey hors du continent africain.

De la même manière, les répliques virtuelles sont de plus en plus évoquées. Si cette perspective est largement partagée par les jeunes générations habituées au numérique, de nombreux amateurs d’art pensent qu’il s’agit d’un non-sens, voire d’une offense à la culture artistique que de dématérialiser l’objet d’art. Par ailleurs, le prêt de ces objets de musée à musée est évoqué sans que cette solution ne soit entièrement satisfaisante.

Il apparaît que le problème de la restitution est inextricable, car il englobe plusieurs domaines, ceux du droit, de la morale, de la politique, de l’histoire, de l’économie, de l’identité, etc. Puisque les concepts peuvent ouvrir la voie à la réflexion et peut-être à une solution, il convient de s’accorder sur la terminologie, la manière dont on peut qualifier les objets « déplacés ».

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Pillage, spoliation, saisie artistique, confiscation, butin de guerre… les mots ne manquent pas pour désigner, en fonction des contextes, le déplacement indu des œuvres. Remarquant que ces termes sont chargés de revendications idéologiques et politiques, l’historienne française Bénédicte Savoy propose le terme de « translocation patrimoniale ». « A l’origine, “translocation” est un terme de chimie génétique désignant un “échange entre chromosomes provoqué par cassure et réparation”, échange impliquant des mutations », affirme-t-elle.

Selon l’auteure, ce terme permet d’appréhender les logiques d’appropriation patrimoniale et leurs effets, car il prend en considération trois éléments essentiels de la notion de déplacement : le lieu, la « cassure/réparation » et la transformation. Le premier permet de situer l’œuvre, d’identifier son origine et son lieu d’« exil », de relever sa présence dans un endroit et son absence dans un autre, de lui affecter un emplacement supposé sécurisé ou risqué, de juger de son exposition dans un endroit public ou privé, etc. La notion de « cassure/réparation » entrant dans le processus de translocation permet de prendre en compte les possibles traumatismes. Et enfin, puisque tout déplacement induit un changement intrinsèque et extrinsèque, les transformations que subissent l’objet et son lieu d’accueil sont à considérer.

Nouvelle géographie culturelle

La « translocation patrimoniale » invite donc à l’analyse des problèmes relatifs aux déplacements forcés des biens patrimoniaux. De ce fait, on peut considérer que les trois éléments déterminés par Bénédicte Savoy fournissent les moyens d’approcher, voire d’interroger le point de vue de chacune des parties engagées : les détenteurs, les demandeurs et les objets. Par exemple, la réflexion sur le lieu permet aux détenteurs de mettre en avant l’argument, recevable ou non, de la bonne conservation du patrimoine dans un endroit plus qu’un autre. Il s’agit là de la reconnaissance du caractère « déplacé » des œuvres en leur possession.

Les demandes actuelles de restitution des objets posent plusieurs questions fondamentales qui elles-mêmes interrogent le statut de l’art, surtout dans le contexte actuel de globalisation : à qui appartient l’art ? Assiste-t-on à l’émergence d’une nouvelle géographie culturelle ?

La circulation des biens culturels participe de la construction de l’humanité. De tout temps, les objets ayant appartenu à des peuples se sont retrouvés chez d’autres pour des raisons diverses. Cependant, la complexité des demandes actuelles de restitution, en raison de la diversité des cas qui ont gouverné leur déplacement, nécessite d’inventer de nouvelles règles non seulement pour lever les principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité attachés aux collections muséales mais également pour définir les conditions d’un nouveau partage ou d’une nouvelle circulation des patrimoines.

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C’est dans cette voie que semble s’engager la France depuis l’annonce de restitution faite par Emmanuel Macron dans le cas des objets africains. Mais avant que cela ne soit effectif, le premier travail que beaucoup appellent de leurs vœux est l’ouverture des archives afin de rendre accessibles à tous la provenance et les conditions d’acquisition des œuvres déplacées.

En définitive, s’il semble légitime de satisfaire certaines demandes de restitution, surtout dans les cas avérés de « pillage », il paraît indispensable d’y réfléchir en séparant le problème du domaine moral, afin d’éviter l’écueil de la relecture de l’histoire dans une perspective de vengeance. Cet état d’esprit risquerait de conduire à confiner les objets dans des espaces supposés adaptés. La volonté de fixation (géographique) de l’objet d’art serait défavorable à la production artistique car l’une des fonctions premières de l’œuvre est sa capacité à inspirer ou à nourrir d’autres créations.

Erick Cakpo enseigne l’histoire des religions au département de théologie à l’université de Lorraine à Metz et s’intéresse aux productions artistiques « métisses » qui allient traditions et cultures d’Afrique et d’Occident.

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.

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