« Resterez-vous sourd à cette détresse humaine qui hurle à nos oreilles… »

— Yolène de Vassoigne, présidente de l’Association Equinoxe ___

le_cri_esquisse-2« Lettre ouverte au Maire de la Ville de Fort-de-France, à tous les élus de la Martinique et au peuple martiniquais

Monsieur le Maire,

J’aurais préféré m’adresser à vous dans de toutes autres circonstances, mais je tiens à vous faire part de mon indignation. Oui je suis indignée par la situation injuste faite à un usager de la psychiatrie que je connais bien puisqu’il fréquente le GEM (Groupe d’Entraide Mutuelle) de Fort-de-France. Mais aussi à beaucoup d’autres que je connais et que je ne connais pas car ils vivent tous le même enfer du rejet, de l’exclusion et de l’intolérance.

Son cas interpelle particulièrement par le courage qu’il a manifesté ces dernières années dans son combat contre la drogue, par ses efforts colossaux pour s’en sortir. Avec l’aide du GEM il est devenu quelqu’un d’autre, enfin lui-même. Artiste plasticien, nous lui avions accordé une place particulière lors des Journées Portes Ouvertes du GEM en Juin dernier et il eut la fierté de faire l’objet d’un article publié dans le quotidien local (article partagé juste après).

Mais pour lui aujourd’hui tout semble s’écrouler.

Il s’agit d’un usager en situation de très grande précarité qui depuis deux ans se bat pour être dignement logé, qui depuis deux ans a fait de multiples démarches pour obtenir les autorisations nécessaires pour un branchement électrique dans une maison familiale que lui a laissé sa famille dans la banlieue de Fort-de-France.

Dans un premier temps, il n’avait ni eau ni électricité. Imaginez seulement ce que peut être la vie d’une personne qui au 21ème siècle, à Fort-de-France, vit sans eau ni électricité.

– Sans eau : pas de possibilité de se laver tout simplement et obligé d’aller jusqu’aux locaux de l’Acise (pas vraiment à côté de son domicile, il faut prendre un bus pour y aller) pour une douche. Pas de possibilité de boire de l’eau potable (il n’a pas les moyens de s’acheter des bouteilles d’eau), de se faire des repas, de faire une vaisselle, de laver ses vêtements. Qui peut vivre sans eau, un élément indispensable à la vie au quotidien ? aujourd’hui, après son dur combat, il a enfin l’eau mais la lumière lui est refusée.

– Sans électricité : pas de possibilité de s’éclairer le soir et la nuit autrement qu’avec une bougie avec tous les dangers que cela représente, notamment les risques d’incendie ; pas de possibilité de conserver des aliments dans un réfrigérateur, donc obligé de s’approvisionner au jour le jour ; pas de radio car les piles coûtent cher et vivant de l’Allocation Adulte Handicapé, il n’a pas les moyens de s’en acheter ; encore moins l’accès à la télé, enfin il ne dispose de rien qui dépende d’un branchement électrique.

Néanmoins dans l’attente de la suite donnée à ses demandes, cet usager a fait preuve d’une ingéniosité sans borne, installant un système lui permettant de capter un minimum d’énergie solaire pour notamment recharger son portable sans lequel il se trouverait totalement isolé.

Bien qu’ayant tous les documents signés par sa famille lui léguant la maison de sa mère, il lui a été refusé de pouvoir améliorer son logement et ses conditions de vie d’un autre temps. Au fil du temps son logement, qu’il a pourtant tenté de réhabiliter lui-même un minimum, s’est délabré et quand il pleut, l’eau coule dans sa maison.

Cet usager a été informé tout récemment par la Mairie qu’il ne pourrait conserver son logement qui serait situé en « zone orange » – combien de logements en Martinique ne se trouvent pas en zone orange, voire rouge ? – et ce, sans le moindre dédommagement financier ni pour la maison ni pour le terrain sur lequel elle se trouve. En contrepartie il lui avait été proposé et promis un relogement en urgence dans un logement social, compte tenu de sa situation d’extrême précarité et du fait qu’il est « public prioritaire ». Il espérait tant ce logement promis mais son dossier est passé en commission hier et il a été informé par le bailleur social que sa demande n’a pas été retenue or la mairie dispose d’au moins 10% de logements sociaux chez les bailleurs sociaux. Il me dit se retrouver dans la même situation qu’il y a deux ans, obligé de repartir à zéro et de tout recommencer. Il est atterré par cette dernière nouvelle reçue comme un coup de massue et son désarroi est immense.

C’est ce genre de décisions incompréhensibles qui font rechuter nombre d’usagers, bien plus souvent qu’aucune autre cause.

Ce cas illustre parfaitement la situation d’exclusion sociale dont sont victimes les personnes souffrant de troubles psychiques, à quel point les besoins de ces personnes ne sont pas pris en compte, et l’absence de volonté d’insérer socialement ce public.

Je suis indignée car depuis bientôt dix ans, présidente de l’association Equinoxe regroupant les familles d’usagers de la psychiatrie, avec quelques personnes à mes côtés, je me bats sans relâche pour faire valoir les droits des personnes souffrant de troubles psychiques mises en situation de handicap et de leur famille. Je suis indignée car depuis bientôt dix ans, nous nous battons contre l’intolérance et l’exclusion dont elles sont victimes au quotidien, contre la surdité de nombreux élus face à cette situation à laquelle pourtant ils peuvent remédier en s’impliquant aux côtés de ce public très fragile.

Comment s’étonner que ces personnes se retrouvent à la rue avec tous les dangers que cela représente, la toxicomanie en premier lieu comme seul exutoire à leur souffrance, face au déni d’existence auquel elles sont confrontées ? Car pour certains un toit avec l’eau et l’électricité semble un rêve inaccessible dans cette société.

Je suis indignée et je tiens à vous le faire savoir publiquement.

Vous n’êtes pas l’unique élu qu’à travers cette lettre ouverte j’interpelle car à travers l’île ces situations sont bien plus souvent la règle que l’exception.

Dans ce pays Martinique, ce sont des dizaines de milliers de personnes souffrant de troubles psychiques qui vivent l’enfer de l’exclusion sociale. Certes elles ne sont pas les seules, mais sans aucun doute elles davantage que d’autres, car la folie par-dessus tout exclut.

L’association Equinoxe a créé à Fort-de-France il y a bientôt 8 ans un premier GEM, structure d’accompagnement social de jour des usagers de la psychiatrie. Nous venons d’en ouvrir un second sur le Nord Atlantique car pour beaucoup d’usagers le GEM est l’unique porte ouverte, l’unique bouée de secours quand le monde autour d’eux s’écroule, ce monde si sourd, si impitoyable. Ils y viennent car c’est l’unique lieu où ils peuvent exprimer le sort injuste que leur réserve cette société. Ils y viennent car ils y trouvent une écoute quand ils vont mal, et quand ils sont confrontés à des situations comme celle décrite plus haut, ils vont très mal, et le GEM est souvent l’unique rempart contre la rechute et la réhospitalisation.

Oui, j’aurais souhaité vous rencontrer pour évoquer ce combat difficile que nous menons afin que la folie ait le droit d’exister, pour vous expliquer que la réhabilitation sociale représente 50% de chances de se rétablir pour un usager, et que cela passe par deux droits élémentaires, le droit au logement et le droit au travail pour ce « public prioritaire » pourtant laissé pour compte, pour ces damnés de la terre que nous ne percevons que comme des personnes dangereuses qui n’ont pas à faire valoir leurs droits comme tout autre citoyen, dont l’humanité n’est pas reconnue.

Oui, je suis indignée, mille fois indignée. Ne vous indignerez-vous pas aussi ?

Resterez-vous sourd à cette détresse humaine que beaucoup souhaiterait invisible mais qui envahit nos rues, peuple l’hôpital psychiatrique – est-ce une vie l’hôpital quand il est possible de faire autrement ? Resterez-vous sourd à cette détresse humaine qui interpelle ? Resterez-vous sourd à cette détresse humaine qui hurle à nos oreilles mais que nous préférons ne pas voir et ne pas entendre ?

Yolène de Vassoigne, présidente de l’Association Equinoxe 10 Septembre 2015″