Rester Guadeloupéen « an bouch » ou le devenir politiquement ?

— Par Frantz Succab —

gwadaDu GONG à l’UPLG, en passant par divers succédanés de la mouvance indépendantiste, « l’abstention révolutionnaire » résuma un positionnement à l’égard de la nation française. Les élections, singulièrement les présidentielles et les législatives n’étaient que l’occasion de montrer symboliquement que nous n’en sommes pas, tout en vaquant par ailleurs à nos occupations civiles, professionnelles ou autres, de ressortissants français. Nous ne pouvions faire comme si nous vivions dans un pays indépendant, sous une autorité politique propre, comme conservée sous cloche. Aucun syndicaliste ou démocrate, fût-il du plus pur nationalisme, n’hésitait à s’appuyer sur certains dispositifs législatifs français, tant qu’ils garantissaient les droits du salarié, certaines libertés démocratiques, les Droits Humains en général. Parce qu’à l’intérieur de ces dispositifs se trouvaient les fruits de la lutte des classes laborieuses d’ici et de France.

L’adjectif « révolutionnaire » accolé à l’abstention lui apportait un sens positif, la démarquant de l’indifférence politique plus que démissionnaire du commun des mortels. Quoique liée au fait électoral, l’abstention, de ce point de vue, ne se voulait pas une arme électorale au sens strict, parce que ne visant aucun autre résultat que l’élévation de la conscience nationale. Elle se voulait cependant active, profitant de l’effervescence électorale qui rendait l’opinion plus conductible, afin de faire avancer l’idée nationale en Guadeloupe. Parallèlement, nombreuses étaient les mobilisations de masse, permanentes et non électorales, éveillant la conscience populaire à travers des luttes contre les capitalistes usiniers, les propriétaires fonciers, les syndicats-maison, les médiateurs de l’idéologie et de la culture assimilationniste. En somme, l’abstention révolutionnaire n’était pas la carte d’identité de l’indépendantiste, mais juste un mot d’ordre tactique intégré à tout un processus pédagogique ambitionnant la construction dans l’esprit public de ce que nous sommes réellement : Français par la loi, mais potentiellement des Guadeloupéens aspirant à assumer leur propre nationalité. Ce fut ainsi entre les années 60 et 80.

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Par la suite, l’existence du point de vue indépendantiste devenait incontestable, autant dans le paysage politique que dans la société civile. Dès lors que ce sentiment identitaire d’appartenance fut partagé au-delà même des organisations dites « nationalistes », une étape était sur le point d’être franchie. La répétition du même devenait contre-productive. Les indépendantistes ou ceux perçus comme tels étaient attendus par un grande partie du peuple sur la question concrète de l’exercice du pouvoir, même à la petite échelle d’une commune. Il devenait bien plus commode et rassurant pour soi-même (ou l’image de soi-même entretenue avec un certain narcissisme) de rester abstentionniste en toute circonstance que de franchir le pas. Certains l’ont franchi à l’occasion des municipales, des cantonales et des régionales, mais dans l’impréparation collective la plus totale. En effet, le résultat attendu était un exercice démocratique et progressiste du pouvoir, dans le sens du peuple qui, en connaissance de cause, avait osé choisir des indépendantistes

Il ne s’agissait pas, évidemment, de décréter tout de go l’indépendance, mais au moins de préfigurer le pays désiré, avec de vraies réformes du comportement, et chez les élus et chez les administrés. Or, lorsque vos propres troupes, quoiqu’ayant admis du bout des lèvres la possibilité de participer aux élections n’y croient pas vraiment ; lorsqu’elles restent abstentionnistes dans l’âme, jusqu’à s’abstenir de continuer à travailler en permanence pour l’élévation de la mobilisation citoyenne et… lésé Misyé Limè bat kò a’y, vous ne pouvez réussir, ni en tant qu’élu ni en tant que patriote. La politique comme la nature ayant horreur du vide, l’espace vacant est naturellement comblé par des pratiques résiduelles : l’assistanat chez les administrés, renforcé par la contagion du clientélisme de la classe politique. Le peuple qui vous a élu finit par exprimer sa déception en se détournant de vous : choisir pour choisir, autant que ce soit du vrai politicien traditionnel. Telle est la principale leçon à tirer de l’expérience électorale des patriotes au cours des années 90 et des premières années 2000. Elle renvoie dos à dos et un certain abstentionnisme fossilisé et le clientélisme rampant.

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Comment se démontre aujourd’hui la conviction anticolonialiste ? Ce n’est pas en agitant, sous le nez de tous, la brûlure des doigts avec lesquels on a touché imprudemment à la chose électorale. Ce n’est pas non plus en conservant sous vide quelques attributs symboliques d’une quelconque Autorité Politique guadeloupéenne, attendant que la majorité du peuple s’en vienne naturellement la légitimer demain ou, pire, sans se soucier qu’elle le fasse jamais. Ce n’est pas davantage en empruntant la voie hyper-légaliste d’une mise en accusation de l’État français devant les tribunaux sous l’inculpation de colonialisme. Ce n’est pas enfin en répétant, comme autant de je-vous-salue-Marie dans la bouche de grenouilles de bénitier : lendépandans, lendépandans. À ce train là, la Liberté aurait plus à craindre de certains indépendantistes, autoproclamés authentiques, que de son idée-même et de ce qu’elle ouvre comme valeurs démocratiques et exigences de responsabilité collective, d’identité assumée par le plus grand nombre.

Qui pense réellement indépendance pense forcément que la Guadeloupe doit s’appartenir, en accord avec la majorité du peuple qui la constitue. Il pense donc, au-delà même de sa propre chapelle, unir ses efforts à ceux de tous les autres guadeloupéens susceptibles d’accepter que la Guadeloupe devienne elle-même. Il pense offre politique à vocation étatique, capacité de délibération collective de nouveaux citoyens, émancipation de l’électorat. À ce stade, interrogeons davantage encore notre expérience ! Que fut, pendant des décennies, l’action associative ou syndicale sinon, même sous le système législatif français, l’apprentissage populaire de la mobilisation de masse et de la délibération collective ? N’est-ce pas ainsi que des milliers d’entre nous, jeunes étudiants autant que salariés, génération après génération, avons acquis l’exercice de libertés démocratiques fondamentales ? Pourquoi, en Guadeloupe, exclure définitivement l’action politique de ce champ d’expérience ?

Une sorte de maladie infantile de l’anticolonialisme pousse à croire toujours que, juste après une indépendance bricolée anba fèy par une poignée d’activistes ou un « gouvernement » en exil dans son propre pays, ou encore obtenue un Grand Soir par un beau putsch, le peuple guadeloupéen deviendra soudainement et miraculeusement souverain. En un claquement de doigts, après s’être accoutumé durant plus d’un siècle à laisser Autrui décider à sa place. Il est des Etats reconnus souverains sur le plan du droit international où le peuple n’est pas ou n’a jamais été souverain. Où, par conséquent, l’instauration d’une vraie démocratie demeure la plus constante des revendications populaires.

Ce n’est ni être idiot ni capituler que d’analyser sous ce prisme les prochaines élections régionales en Guadeloupe, fussent-elles encore organisées sous le système législatif français. Dès lors que l’enjeu posé est que les guadeloupéens, en responsabilité, aient plus de champ pour construire ensemble une offre politique qui leur est propre, la démocratie est de fait posée en préalable. Il vaut mieux faire preuve dès maintenant de démocratie pour soi, que d’avoir à la rechercher an lanné-kannèl, dans les conditions d’un pouvoir autocratique. Un tel mode de gouvernement, fût-il guadeloupéen bon teint, tire forcément sa légitimité de forces extérieures plutôt que d’un peuple réellement souverain. Par conséquent, il vaut mieux prévenir que guérir.

Sous ce rapport, il devient clair que les choses ont évolué depuis les années 60-80. Non parce que la Guadeloupe deviendra dès décembre un État autonome, mais que les Guadeloupéens doivent maintenant relever le défi de leur responsabilité de peuple et l’inscrire d’ores et déjà en perspective concrète. De fait, avant la question statutaire, c’est celle du libre exercice de la démocratie interne – autocentrée en quelque sorte – qui est posée. Exercice au moins libéré de cette peur d’être libre qui a tant freiné nos élans ou nourri nos folies. Car cette peur a deux visages : d’une part, celui de l’obéissance absolue à la France, d’autre part, celui du refus absolu d’assumer le risque démocratique. Quand on trouve naturel d’exister sous surveillance extérieure, on obéit servilement aux injonctions de Paris. On aboutit au même résultat quand, sous les prétextes les plus radicaux, on n’ose jamais se donner les moyens de faire irruption, par la volonté du peuple, dans les espaces de décision politique qui déterminent maintenant notre propre avenir.

Ces deux visages de la peur sont à la fois contraires et interactifs. L’un façonné par le nationalisme colonial français (qui est la base idéologique de l’assimilationnisme), l’autre, par un certain nationalisme guadeloupéen sans pouvoir politique qui peine à se penser autrement qu’en situation de dépendance et de revendication. En somme, leurs choix respectifs sont, ou de se coucher lâchement devant le maître, ou de revendiquer indéfiniment l’indépendance dans son coin, sans responsabilité d’exercer ne serait-ce qu’un germe de pouvoir autonome, en flattant par cette abstention fanfaronne les couches populaires les plus démissionnaires.

Prétendre s’appartenir en tant que Guadeloupéen pour ne jamais le devenir politiquement… Tel est le problème de notre époque.

GUADELOUPEEN