Refus de toute complicité avec le patriarcat et le machisme

— Par Huguette Emmanuel Bellemare, militante de l’association féministe martiniquaise Culture Egalité —

Un fait divers défraie la chronique en ce moment, en Martinique. Une mère a alerté la police à propos de la disparition de sa fille à la sortie d’une boîte de nuit. La jeune femme ayant réapparu après 4 jours passés avec un homme, l’opinion publique se déchaîne et s’indigne ! En particulier, un message qui circule sur les réseaux dits sociaux, conseille – à sa mère, mais certainement aussi à toute personne « responsable » qui la croiserait – de lui administrer « an volée baton griyav, baton clous », et propose de faire de cette affaire le sujet du prochain vidé, de fabriquer un bwa-bwa à l’effigie de la jeune femme, afin que chacun.e le roue de coups de « liann’ tomarin » !
A celles et ceux qui se montrent surpris, voire inquiets d’un tel accès de violence, il est répondu par plusieurs sortes d’arguments, essayons d’examiner ceux-ci un à un.
D’abord, la jeune femme, mère de deux enfants, se serait montrée très irresponsable en les abandonnant ainsi 4 jours, sans se soucier non plus de l’inquiétude de sa propre mère. Mais celles et ceux qui s’empressent ainsi de voler au secours de la grand-mère et des enfants, devraient se montrer plus nuancé.es et plus discret·es. Vilipender une fille pour soutenir sa mère, stigmatiser une mère par sympathie et compassion pour ses enfants… ! Étranges procédés qui s’apparentent fort au pavé de l’ours ! Est-ce que ces rimèd chouval diminuent le chagrin, l’éventuelle « honte » de la maman ? Et les enfants, quelle conséquence pour eux ? On ne sait pas leur âge, mais même s’ils ne sont qu’à la crèche, ils auront à essuyer (et pendant longtemps) les moqueries de leurs camarades voire de certains adultes de leur entourage.
A ces arguments, les redresseurs de tort répondent que oui, cette réaction est peut-être excessive, mais qu’elle est en proportion de la peur des gens qui s’inquiétaient de cette disparition, qui se sont impliqués dans les recherches (par whatsApp et Facebook interposés), et qui imaginaient déjà la jeune femme gisant violée, blessée, voire tuée dans un fossé !
Certes, il faut se réjouir de cet élan de solidarité qui a poussé la Martinique toute entière à s’inquiéter. Mais cela donne-t-il des droits sur cette jeune femme jusqu’à lui promettre le fouet ? Une femme qui disparaît mériterait donc d’être châtiée parce qu’elle aurait pu être violée ?! A l’extrême limite, on lui reproche de ne pas avoir été violée et tuée… ainsi sa disparition auraient été « normale » !
En fait, tout cela est le prétexte d’une attaque en règle de la sexualité de cette jeune femme, de toutes les femmes. Dans notre société à la fois capitaliste et sous-développée, on trouve certainement beaucoup d’hommes chômeurs dans les boites de nuit et peu d’entre eux ont dû se préoccuper de trouver un mode de garde pour leurs enfants avant d’aller s’amuser. Leur femme – ou leur mère ! est là pour ça. D’ailleurs certains n’ont jamais à se préoccuper de ce genre de détails « ménager ». Ils sortent et vivent leur vie sans avoir à donner d’explications, de justifications. Ils peuvent partir une nuit, une semaine, un mois, ou même davantage ! Et ça ne gêne personne ! Bien au contraire, leurs prouesses « amoureuses » leur sont un sujet de gloire !
Mais justement, pour qu’ils puissent être ainsi libres d’aller et venir, il faut que les femmes soient à la maison à s’occuper du foyer et des enfants. C’est là ce qu’on reproche à cette jeune femme, c’est cela qu’on veut lui faire intégrer à coups de liann tomaren et de baton klou (qu’est-ce que c’est que cette horreur ? un supplice des esclavagistes que nous souhaitons remettre à l’honneur ?!) C’est cela qu’on veut faire intimer à toutes les femmes : ta place est au sein du foyer, à prendre soin de « tes » enfants et du confort de « ton » homme, si tu en as un ! « La femme est du dedans, l’homme est du dehors » ! Et il ne faut pas que ça change.
Certes, admettent les justicier·es, « les réactions auraient été différentes s’il s’agissait d’un homme, mais c’est que les cas de viols et de meurtres d’hommes sont nettement moins fréquents… »
Tout à fait. Mais QUI violent, QUI tuent les femmes esseulées ? Pourquoi est-ce les victimes potentielles qui doivent être stigmatisées, salies ? Alors que les coupables potentiels, eux, courent (dans tous les sens du mot) librement ?! Ce sont les femmes qui doivent faire attention, limiter leurs déplacements, leur liberté. Bref, se cloîtrer. Pour que les coqs soient lâchés, que les mères gardent leurs poules ! (et que celles-ci se gardent aussi !) Sinon, on saura leur faire entendre raison et retrouver leur place à coup de…
Par ailleurs, peut-être cette jeune femme se serait-elle montrée plus responsable si son éducation, la société, la culture ambiante lui avaient appris que ses désirs, sa sexualité étaient légitimes, en un mot si les femmes n’étaient pas considérées comme éternelles mineures qu’on doit protéger malgré elles, dont le droit au plaisir est tout le temps soumis à contrôle et même nié, et à qui on doit apprendre de force le bon comportement à l’aide de châtiments corporels atroces, mode « d’éducation » que nous espérions définitivement aboli !
A ce point de la discussion, l’interlocuteur masculin (et parfois féminin, hélas, mais dans une société aliénante, les femmes sont aliénées aussi) se récrie et sort un dernier argument : « En fait, c’est le carnaval, cette invitation au lynchage, c’est une blague, c’est pour rire, personne n’y songe sérieusement ! »
Rira qui pourra !… Certes, le Carnaval a une fonction de défoulement, et aussi de critique sociale, et il n’est pas question de la lui enlever. Mais la critique sociale ne doit-elle pas s’en prendre surtout aux injustices sociales, aux puissants (politiquement ou économiquement) ? Doit-elle accabler une jeune femme chômeuse et mère célibataire… en arguant justement de sa vulnérabilité ?!?
Les amoureux-ses du carnaval (dont nous sommes) doivent faire attention à ce que la liesse populaire, parfaitement légitime, ne soit pas le prétexte, l’alibi pour maintenir l’oppression des femmes, de toutes les femmes, pour perpétuer cette société patriarcale de machisme, et plus généralement d’inégalité, d’injustice, et de répression des libertés.
L’opinion publique commence à entrevoir que tout se tient et que les violences à l’encontre des femmes sont liées à un contexte social et une culture sexistes. Hier, nous pleurions la mort de Jessica en scandant « plus jamais ça ! » et aujourd’hui, nous autoriserions n’importe qui à frapper une jeune femme, même en effigie, « pour se soulager les nerfs » et pour lui apprendre à vivre ? Il faut que les hommes se mettent dans la tête que le corps des femmes n’est pas à leur disposition.
Hommes, désolidarisez-vous de ce lynchage médiatique et (à peine) symbolique ! Femmes, montrons-nous solidaires et refusons toute complicité avec un langage et des attitudes patriarcales dont l’effet, recherché sciemment ou pas, est de restreindre nos libertés et d’entraver nos luttes pour l’égalité.
Huguette Emmanuel Bellemare,
militante de l’association féministe martiniquaise Culture Egalité