Recherches en Esthétique, numéro 23, « Art et action »

— Présentation par Anne-Catherine Berry —

Le 23e numéro de la revue Recherches en Esthétique est consacré à la relation qui se joue entre les notions « art » et « action ». Vingt-trois auteurs, géographiquement éloignés et culturellement différents, interviennent ici : artistes, critiques d’art, littéraires, philosophes, esthéticiens, historiens de l’art, doctorants. Ils s’intéressent à des problématiques spécifiques et relatives à cette thématique, surtout, ils relèvent les différentes acceptions du terme action, dans son rapport à l’art. Les réflexions, exposées dans ce numéro, mettent en lumière les niveaux et les modalités d’implication, voire d’engagement de l’action dans l’art. Elles abordent le processus de création de l’œuvre, sa monstration, sa diffusion, sa réception, également sa conceptualisation.

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L’action va de pair avec la création artistique. Elle est intrinsèque à toute création, nous parlons d’ailleurs de « l’acte de création ». Le philosophe Marc Jimenez, lors de l’entretien mené par Dominique Berthet, ouvre la réflexion sur le sujet. L’entretien qui porte comme intitulé : « L’art-action : entre praxis et performatif », pose les enjeux fondamentaux de ce couple de notions. Ils soulignent ainsi les différentes modalités et appréhensions de l’action dans ses rapports à l’art. Selon ses différents principes d’implication et d’engagement de l’action dans l’art, l’œuvre détient et démontre une dimension particulière, il peut s’agir d’un acte d’ordre transgressif, politique, esthétique. De plus, ces notions questionnent, transforment et remettent en question, les normes académiques, les rôles et les statuts de l’artiste, ceux de l’œuvre d’art et du spectateur, aussi l’espace et la forme de l’œuvre.

Le geste artistique, l’acte de création, implique donc une action. Dans l’éditorial, Dominique Berthet introduit cette thématique par l’idée que « lors de la création, la pensée et le corps sont tous deux convoqués » (p. 5). Si la pensée met en branle le dessein du créateur, c’est par l’action et par l’intermédiaire de son corps, qu’il le met en œuvre. Il est alors question ici du geste artistique, en ce sens du processus d’élaboration de l’œuvre impliquant la main du créateur, ainsi qu’un ensemble d’instruments, de matériels ou de matériaux. Parfois, bien plus que la main, c’est le corps de l’artiste qui est tout entier convoqué. Le corps du créateur va jusqu’à devenir outil, voire support de l’œuvre, sinon sa matière première, son médium.
Aussi, Christophe Génin, dans son article intitulé « Le temps de l’action », introduit son propos sur cette idée qu’« […] a priori le couple de notions arts et action semble être une formule redondante puisque l’art est une modalité d’action » (p. 39). Il ajoute, « que l’on parle d’ars, l’adresse qui articule harmonieusement divers éléments, ou de téchnè, l’habileté à construire, l’art est foncièrement un métier : un savoir-faire qui, par la conjonction de la main et de l’imagination, du corps et de l’esprit, œuvre, c’est-à-dire agit pour qu’une chose vienne à existence » (p. 39).
Dans un article intitulé « Création, Corps et action », Dominique Berthet écrit à son tour que « L’action est ce qui donne naissance à l’œuvre » (p. 49). Il fait d’emblée référence à René Passeron pour qui la création est une conduite productive articulée selon trois caractères spécifiques qui sont : « la production d’un objet singulier, voire d’un prototype, la production d’un objet ayant le statut d’une pseudo-personne, une production qui compromet son auteur ». Ce à quoi il ajoute : « la conduite créatrice est une pensée en action », toujours en référence à Passeron. A contrario, certaines démarches artistiques concentrent l’enjeu de la création sur la pensée de l’action essentiellement, au détriment du résultat de l’action. Isabel Nogueira envisage la création comme ce qu’aucune image ne pourrait rendre par l’action. L’œuvre est pensée, imaginée, mais non réalisée, comme il en est fait état dans « Art, action et non-action : I would prefer not to » où l’art comme idée proclame la mort de l’objet.
Certains articles, ici, abordent la question de l’engagement du corps dans l’œuvre, voire ce que Dominique Berthet nomme, « le corps à corps ». Il explique comment certaines pratiques artistiques engagent le corps plus que d’autres. Le corps est donc de la partie. Ainsi le peintre apporte son corps écrit l’auteur, reprenant ensuite la pensée de Merleau-Ponty : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture » (p. 52). Des pratiques picturales vont engager littéralement le corps dans l’œuvre et peuvent amener à envisager le corps à corps entre l’artiste et la toile. Au-delà du geste créateur, l’action dans son rapport à l’art prend une tournure différente avec les avant-gardes artistiques du début du XXe siècle. Parmi les premières actions qui marquent ce tournant, celles du groupe Gutaï, Jackson Pollock, Allan Kaprow, pour ne citer qu’eux. Franck Popper dans son texte « Actions créatrices » met l’accent sur l’action de l’artiste et aborde l’émergence de l’Action painting (peinture d’action), appellation inventée par l’américain Harold Rosenberg pour désigner une tendance picturale et dont la figure principale est Pollock, que l’on connaît pour ses dripping, ou encore Willem de Kooning, Frantz Kline. Il s’agit par les termes action painting de désigner la part de gestualité dans ce travail de peinture. Une gestualité qui engage l’acte physique de peindre. Il pourrait, déjà, être là question d’une forme de performance au travers de la rapidité du geste et de l’exploit physique. Ce sujet a retenu l’attention de Mathieu François du Bertrand qui dévoile dans « La magnitude du geste » la démarche picturale de Claire Chesnier avec qui il s’est entretenu. L’artiste relate son expérience de l’œuvre et de l’espace qui s’agence dans un rapport à la danse et à la musique.
Le cinéma, le photomontage et la littérature sont également propices à explorer des démarches convoquant de façon significative l’action ; ils sont abordés dans la seconde partie. Dominique Chateau ouvre ce champ de réflexion sur « L’action poïétique et l’action structurelle », il étudie le film de Youssef Chahine : Le Caire, raconté par Youssef Chahine (1991). Il y analyse notamment les enjeux de l’alternance entre deux modes : documentaire et narratif. Dans le corpus de reproductions d’œuvres en couleur (p. 192), nous pouvons porter notre attention sur un photomontage, sans titre, d’Hannah Höch, de la série intitulée « Issu d’un musée ethnographique ». Cette œuvre fait l’objet d’une réflexion menée par Valentine Plisnier dans un article, « L’art africain : de la réception esthétique à l’action politique dans le photomontage. Hannah Höch, Mieczyslaw Berman et Maud Sulter : trois artistes, trois époques ». Ces réalisations associent des fragments d’images de sculptures africaines et des images de policiers. Elles interpellent sur la question de la réception de l’image des sculptures ancestrales africaines et de son influence sur une action politique menée par la pratique du photomontage. Samia Kassab-Charfi expose, quant à elle, deux postures littéraires dans une réflexion intitulée « Visions de l’art aux antipodes : Pascal Quignard et Marguerite Yourcenar ».
Si l’action est généralement le fait du créateur, elle peut être produite par l’œuvre elle-même : les sculptures animées ou certaines œuvres interactives, également les machines de Jean Tinguely. Marion Hohlfeldt traite précisément ce sujet dans « Venez créer vous-mêmes. L’art action dans l’œuvre de Jean Tinguely au tournant des années 1960 ». Dans d’autres pratiques artistiques, l’action apparaît comme l’enjeu de la création, en ce sens qu’elle questionne la mise en jeu du corps de l’artiste, sa mise en scène. L’art de la performance est abordé dans plusieurs articles, notamment dans la troisième partie de ce numéro intitulée « Figure de l’action ». Frédéric Lefrançois propose une étude « de la performance à la re-performance : échos de corps en action ». Marie-Noelle Semet aborde la mise en scène du geste artistique ; elle relève les principes du happening et de la performance, elle s’attarde sur la théâtralisation du geste créatif (notamment au cinéma) et le thème de l’œuvre à l’œuvre à travers le corps dansant. La performance possède une dimension temporelle importante, elle peut initier des formes de présences qui figurent un état d’attente, comme le décrit Christophe Viart dans l’article « Figures de l’attente ». Cette pratique peut aussi évoquer la lenteur comme le fait Hélène Sirven dans « Action lente. L’œuf de Poincheval ». Dans ce texte, l’auteure mentionne deux performances d’Abraham Poincheval, lors desquelles il couve des œufs jusqu’à leur éclosion (Œuf, 29 mars – 20 avril 2017) et se retire dans un œuf minéral (Pierre, 22 février – 1er mars 2017). Aline Dallier, quant à elle, nous immerge dans l’art et les actions féministes, en particulier celles de Françoise Janicot, tandis que Hugues Henri propose une analyse de l’art moderne et contemporain brésilien, dans son article : « Brésil, 1960-2010 : approches du corps à l’œuvre, avec implications du public ». Il délimite un panel d’artistes qui explorent l’implication du corps et du public à travers de nouvelles démarches plastiques.
Dans la quatrième et dernière partie de ce volume, il est question de l’action dans l’art de la Caraïbe et de la Réunion. À travers quelques articles, il est possible de parcourir cette thématique selon des problématiques et des pratiques spécifiques, liées au contexte d’où elles émergent, celui de la Caraïbe. Sentier s’attache à quelques considérations à propos des champs d’action des artistes à la Martinique et soulève des problématiques liées au territoire. L’œuvre du Réunionnais Jack Beng-Thi, dont nous pouvons découvrir une création en quatrième de couverture, est étudiée par Aude-Emmanuelle Hoareau. Dans son analyse, l’auteure aborde différentes thématiques liées au concept de corps et à sa capacité d’agir, pour être libre. Patricia Donatien fait une incursion dans l’œuvre du Cubain Manuel Mendive qui déploie les pouvoirs de l’action artistique liée à des rituels.
Marvin Fabien revient sur le FIAP 2017 (Festival International d’Art Performance), mis en œuvre en Martinique, qui mettait à l’honneur cette pratique artistique. Il met l’accent sur la projection multiple de l’œuvre en action et la place des nouveaux médias dans la performance. Le dernier texte de cette dernière partie est un entretien de ce même auteur avec Dominique Berthet au sujet de la « Culture bouyon et nouveaux médias ». Il est question cette fois de la démarche artistique de Marvin Fabien qui questionne les attitudes performatives dans un contexte populaire et régional caribéen, qu’il met en œuvre dans des dispositifs incluant les nouveaux médias.

Dans ces différents textes, il est question essentiellement de l’action du corps de l’artiste. L’articulation des termes art et action se joue, ici, dans une relation entre le créateur, l’œuvre d’art et l’espace qui inclut également le récepteur, c’est-à-dire le public. L’action peut également concerner le spectateur dans le cadre de l’œuvre interactive ou de l’œuvre participative. Le spectateur est, dès lors, acteur, voire créateur à part entière ou co-créateur. L’acte de création, ses protocoles et ses modalités, ainsi que ses répercussions remettent en question une certaine conception de l’œuvre d’art. Certaines frontières, certains cloisonnements, sont ici estompés, voire évincés et le statut de l’œuvre comme celui de l’artiste ou encore du spectateur, sont modifiés. Christian Ruby, dans « L’inachevable exercice esthétique », s’intéresse à l’action de l’œuvre sur le spectateur, en confrontant le spectateur passif et le spectateur actif. Il observe la relation entre l’œuvre et le spectateur, de ce qu’il précise en termes d’une action esthétique, finalisée par le plaisir/déplaisir de l’instigateur, le spectateur. L’action du spectateur peut faire partie du processus de création. Dans les deux cas, l’œuvre participative ou interactive, le statut du spectateur est transformé et devient spectateur-acteur. Dans certains dispositifs, l’action du spectateur se situe dans une dimension de déplacement, pour appréhender la création dans l’espace public et, par là même, découvrir ou redéfinir le lieu d’inscription de l’œuvre.
Dans un autre texte, il est question du déplacement de l’artiste comme vecteur de l’œuvre. Martine Bouchier, dans « L’esthétique en action », décrit la notion de sortie comme une force de transformation. Elle s’intéresse à l’esthétique du déplacement qui pousse les artistes à explorer la réalité extra territoriale de la ville. Cela renvoie à la théorie de la dérive de Guy Debord, ou encore à une dimension géopolitique de l’œuvre. La sortie est reliée à une intervention agissante, elle implique une transformation esthétique de l’espace. Le paysage est transfiguré par les arts, esthétisés au contact des œuvres.
Ce qui amène à s’interroger sur la question du temps de l’action, terme qui constitue l’une des préoccupations de la réflexion de Christophe Génin. Il distingue l’acte de l’action et définit cette dernière comme « […] une dynamique dont la fin n’est pas encore accomplie ni même déterminée avec assurance » (p. 40). Dans ce processus de transformation inhérent à ce temps de l’action, nous ne pouvons exclure la notion d’imprévisible que l’auteur mentionne aussi. Spécialiste du Street art, il envisage ces pratiques comme un activisme artistique qui, comme tel, milite pour des droits à reconnaître et ne craint pas de braver la loi (p. 41). Il conçoit également les pratiques street artistiques comme une démarche altruiste, collective et collaborative, un art fait en présence d’une communauté et pour elle. Il s’avère que la première de couverture de la revue présente une réalisation de Ronald Cyril, alias Black Bird, qui pratique le street art. Son art est évoqué par Scarlett Jésus qui lui consacre un texte intitulé « Les fresques murales de B. Bird ou quand l’art fait le mur ». Elle révèle la relation particulière que peut entretenir l’artiste avec le mur, pour ensuite nous immerger dans son univers, un imaginaire caribéen. Si cette démarche s’inscrit dans la continuité du propos de Christophe Génin, il est également fait référence à Ernest Pignon-Ernest, en soulignant son intention de faire d’une situation une œuvre. Ce qui préoccupe le créateur, ici, est l’accord juste et parfait qui doit se mettre en œuvre entre une image et un lieu, entre un visage et la mémoire, d’une lutte incorporée dans un espace urbain.

Cette publication offre des points de vue variés (généraux ou situés) sur la thématique « Art et action » et témoigne de son intérêt. Des questionnements divers se posent. Comment appréhender l’action dans un cadre artistique ? Dans quelles mesures l’action est-elle convoquée dans l’acte de création ? De quelles manières l’action peut-elle être un constituant à part entière de l’œuvre, voire son médium ? Ces textes rappellent ou révèlent des démarches artistiques qui s’inscrivent, nous l’avons dit, dans des contextes géographiques et culturels différents, qui déterminent la singularité des œuvres en question. Ce corpus d’écrits permet, ainsi, une visibilité de ces créations s’inscrivant dans une forme d’action et surtout offre une accessibilité aux démarches dont elles émergent, aux partis pris plastiques des créateurs et à leur engagement. Les auteurs, abordant des démarches ou des œuvres spécifiques, incorporent des visuels en noir et blanc, ce qui permet une visibilité et une lisibilité efficiente des pratiques artistiques présentées. Il peut s’agir de reproduction de photomontages, d’installations, de performances. De plus, des reproductions en couleur apparaissent dans l’encart réservé à cet effet à la page 191. Ainsi, y sont montrés des œuvres de Sentier, Hannah Höch, Claire Chesnier, Jack Beng-Thi, B Bird et quelques performeurs, dont Manuel Mendive.
Le numéro 23 de Recherches en Esthétique, par ces articles illustrés de visuels met en lumière les regards croisés de théoriciens et d’artistes d’horizons distincts, sur cette thématique. De nombreuses pistes de lectures et de décryptages sont apportées, ici, pour les lecteurs de tous horizons qui s’interrogent sur le sujet, sur la nature et les modalités des œuvres d’art contemporaines. Ce numéro contribue à dissiper l’opacité qui est souvent attribuée à l’art contemporain et ses enjeux, à éclairer les pratiques artistiques émergentes, sans omettre celles qui ont ouvert la voie, au niveau international et en mettant l’accent sur le contexte caribéen.
Ajoutons que des notes de lecture (rédigées par d’autres auteurs), placées à la fin du volume, ouvrent sur des perspectives réflexives complémentaires. Elles permettent de découvrir ou redécouvrir, les enjeux d’ouvrages qui viennent, par leur contenu, renforcer les problématiques étudiées, voire proposent des prolongements à ce sujet d’actualité dans l’art contemporain : l’art et l’action. Il est à noter que la 3e de couverture rappelle les thématiques des 22 numéros précédents, soulignant la complexité et la richesse de ce travail de pensée et d’écriture, et l’inscription de cette nouvelle thématique dans un continuum pensée-action.