Psychanalyse du lien social et sociologie : une rencontre à élaborer

L’exemple de la délinquance juvénile contemporaine

lien_social-2— Par Fabrice Liégard —

[…] l’activité d’esprit humaine, celle qui a créée les
grandes institutions de la religion, du droit, de l’éthique
et de toutes les formes de la vie civique, vise au fond à
rendre possible la maîtrise de son complexe d’oedipe et à
faire passer sa libido de ses liaisons infantiles aux
liaisons sociales souhaitées en définitive
Freud (1924)
La satisfaction narcissique engendrée par l’idéal culturel
est une des forces qui contrebalance le plus efficacement
l’hostilité contre la civilisation […]
Freud (1927).

Ouverture
La collaboration entre anthropologie, ethnologie et psychanalyse pour l’étude des sociétés exotiques possède une longue histoire et a nourri de trop nombreux travaux empiriques et réflexions théoriques pour qu’ils puissent être cités ici. En revanche, pour ce qui relève de l’étude des sociétés contemporaines occidentales, que cela concerne leur dynamique ou leur morphologie, une collaboration entre sociologie, ou socio‑anthropologie, et psychanalyse peine à produire des travaux conséquents qui soient le fruit d’un échange théorique fécond entre ces disciplines1. On peut aisément s’aviser de la méconnaissance, au sens ordinaire du terme, des sociologues concernant la théorisation de « l’autre scène » découverte par Freud, méconnaissance qui n’a pour équivalent que celle des « psys » à l’égard des logiques sociales et des travaux qui tentent d’en déplier la logique complexe, à de rares et notoires exceptions près2. Tout se passe comme si chacun, implicitement, considérait que l’objet étudié par l’autre pouvait être appréhendé sans en passer par de longues élaborations théoriques et n’était pas susceptible de porter à conséquences, épistémologique et pratique, sur la manière avec laquelle se trouvent dessinés les contours de son propre champ de compétence.
Dès lors, on ne peut que se réjouir de voir depuis le milieu des années 80 une série de travaux spécifiquement psychanalytiques se revendiquant de l’enseignement de Freud et de Lacan3 centrer leur intérêt sur la nature du lien social dans les sociétés occidentales contemporaines. Posant le diagnostic d’une prévalence de la jouissance dans un monde, le nôtre, devenu sans limite, dans lequel la place symbolique de l’exception est abolie (Melman, 2002 ; Lebrun, 1997, 2001, 2007) ces auteurs croient pouvoir faire le constat d’une modification, inédite dans l’Histoire, de la construction subjective des individus. La perversion serait devenue notre lot commun, consubstantielle au nouveau lien social (Chemama, 2003 ; Lebrun, 2007) Aussi convient‑il de parler de « mutation anthropologique ». Dans la mesure où ils nous proposent de réfléchir au devenir du principe généalogique et aux montages des identités dans les sociétés post-modernes, ces travaux – très largement redevables de ceux de Pierre Legendre – méritent tout notre intérêt. Malheureusement, force est de constater que cet examen se déploie dans l’ignorance, voire la dénégation manifeste, de certaines réalités sociologiques aussi élémentaires qu’essentielles, tels que la disparité des positions sociales, les enjeux de domination et d’aliénation, les effets de désaffiliations symboliques résultant des trajectoires déclinantes de groupes sociaux en voie de déclassement économique et culturel, les vécus d’exil intérieur, avec ses conséquences de désocialisation, la fragilisation des repères symboliques liés aux processus de précarisation pour des fragments de populations reléguées dans l’enfer de l’inutilité sociale, qu’elles soient issues ou non de l’immigration. Bref, dans ces travaux la société disparaît derrière la culture et les identités, tributaires des stratifications sociales, s’efface derrière « la subjectivité postmoderne » ou « la nouvelle économie psychique » (Melman, 2002).
Nous pouvons ainsi nous étonner, pour introduire l’exemple sur lequel nous reviendrons longuement par la suite, que la jeunesse populaire ou sous‑prolétarienne des quartiers d’exil et la jeunesse protégée des violences économiques et sociales, statistiquement assurée d’une réalisation satisfaisante de soi, soient appréhendées comme étant une seule et même réalité générique, « La » jeunesse, supposée pouvoir élaborer à ce titre de façon indifférenciée les nouveaux modes de subjectivation auxquels les contraignent les injonctions sociales contemporaines, et franchir d’un même pas le procès adolescent (Liégard, 2004).
Il convient de remarquer que, parallèlement à une théorisation psychanalytique hautement sophistiquée portée par ces analystes de renom et influents qui tentent de rendre compte de « faits cliniques inédits résultant des mutations radicales du lien social », l’appui pris dans une philosophie sociale – ou anthropologie philosophique – issue des oeuvres d’Hannah Arendt, de Tocqueville, de Léo Strauss, de Marcel Gauchet, notamment – afin de réunir au sein d’une perspective globale l’ensemble disparate des « faits sociaux » et des « faits cliniques » mis en avant n’est pas négligeable. Ainsi la « crise majeure et inédite » qui affecte l’homme devenu « sans gravité » phallique (Melman, opus cit.), dans un monde lui-même devenu « sans limite » (Lebrun, 1997 ; 2001) est‑elle en réalité pensée dans l’unique registre du déclin4 de la culture au regard, faut-il…

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