Prix Nobel de Littérature 2009

Herta Müller, du Banat roumain à Hambourg

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Le pouvoir et le président de la République en particulier sont la cible des protestations sur l’île. Crédits photo : AFP

  » Nous sommes partis de chez nous avec notre tête, mais avec nos pieds nous sommes encore dans un autre village.  » Un art de la fugue.

À sa parution en français (1988), juste après l’arrivée d’Herta Müller en Allemagne (mars 1987), l’Homme est un grand faisan sur terre avait été pour le public français une révélation. Celui-ci découvrait des vérités cachées sur une minorité allemande, les Souabes de la Roumanie  » communiste « , et un auteur doué d’un style incomparable, qui creusait toutes les possibilités d’expression d’une naïveté acide. Six ans auparavant, Herta Müller avait déchaîné les colères et les tracasseries de la Securitate et de ses instruments en publiant Niederungen, une chronique impitoyable d’un village, d’une famille, d’une enfance traumatisée du Banat, province roumaine peuplée d’Allemands installés dans cette région danubienne depuis sa reconquête au XVIIIe siècle par le régime habsbourgeois ; la chronique d’un monde marqué par la peur et la haine, l’intolérance et la violence, d’un monde retardataire, rétrograde, muselé par un catholicisme putride et superstitieux, sur fond de gestion politique et économique calamiteuse pratiquée par un régime  » communiste  » corrompu ; de répressions et de survivance d’un passé fasciste à peine déguisé. Si la presse de langue allemande locale imprimée à Timisoara cria à la diffamation, la critique occidentale (ouest-allemande) chanta les mérites d’un écrivain qui faisait sortir sa province de son localisme étroit.

Installée en Allemagne, à Berlin-Ouest puis à Hambourg, Herta Müller avait emporté sa mère patrie à la semelle de ses chaussures et, s’il lui est arrivé depuis d’ouvrir les yeux sur son univers actuel – dans Reisende auf einem Bein (1989), elle raconte sa découverte de Berlin-Ouest (un choc) ou, dans Eine warme Kartoffel ist ein warmes Bett (1992), elle évoque pour s’indigner d’événements politiques immédiats tels les persécutions des Kurdes ou l’attentat fasciste d’Hoyerswerda contre des immigrés -, elle revient toujours dans son Banat natal et à son cruel dilemme :  » rester / partir « . Dans Herztier (1994), elle fait dire à l’un de ses personnages :  » Nous sommes partis de chez nous avec notre tête, mais avec les pieds nous sommes encore dans un autre village. « 

Dans la Convocation – un roman récent (1997) – Herta Müller évoque aussi le  » partir « , mais l’idée en est vague, les motifs et moyens du départ puérils, légers : la narratrice ne rêve pas, n’imagine pas un lendemain ailleurs ; tout juste pense-t-elle au  » besoin d’un ailleurs « , si bien que  » tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, on tente le coup « . En revanche, c’est le  » rester  » qui a de l’épaisseur, celle de la peur, de l’angoisse, de l’humiliation. Ouvrière dans une usine de confection, où l’on fabrique des vêtements dernier chic pour l’Italie, elle – narratrice sans identité – est convoquée à la Securitate. Dans le tramway qui la conduit inexorablement vers celui qui va l’humilier, elle lutte contre l’angoisse. À cet endroit, impossible de ne pas évoquer la technique exemplaire du récit. Dans cet espace clos (le tramway), trois grands moments se succèdent, s’entremêlent par morceaux : le regard sur le conducteur et d’autres passagers (toujours les mêmes) et le retour sur les épisodes marquants de sa propre biographie (métaphorique de celle de l’auteur) ; mais la réalité imminente est forte et s’impose par intermittence : la narratrice se voit devant son inquisiteur ( » L’humiliation, comment appeler cela autrement lorsque tout le corps se sent pieds nus « ). Ce faisant, elle peint un tableau qui oscille entre l’indulgence et l’usage du vitriol. Son crime ? Elle a glissé dix bouts de papier dans dix poches de pantalon avec les mots  » ti aspetto « , son nom et son adresse, et comme elle s’est refusée à son chef, celui-ci en a écrit d’autres pour mieux la charger. Lilli, sa meilleure amie a fini en charpie lors d’une tentative d’ » évasion  » (la narratrice a revêtu aujourd’hui le corsage de Lilli pour). On vole du matériel à l’usine, mais comme celle-ci  » appartient au peuple « , dont on fait partie, on prend directement  » sa part de la propriété du peuple « . Les tracasseries sont quotidiennes et peuvent être souvent prises au sérieux ; il n’empêche que cette mécanique, mise en place par un ersatz de père Ubu et ses courtisans de province, tombe facilement dans le dérisoire, le burlesque : au voisin chargé de l’espionner, la narratrice offre un cahier d’arithmétique,  » moitié par malignité parce qu’il notait mes allées et venues et sans doute encore bien d’autres choses, moitié par gratitude parce qu’il m’avait mise dans la confidence  » ; cahier qui se révèle aux yeux du mouchard trop grand, car il n’entre pas  » dans une poche de veste « . Donc depuis, elle y note. ce que lui dit son inquisiteur en lui  » baisant la main « .

Revenir sans cesse sur son vécu pourrait apparaître comme une manie qui épuise le sujet, l’use jusqu’à la corde. L’art d’Herta Müller est au contraire de le fouiller sans cesse pour l’enrichir. Je ne crois pas que l’on se lasse de l’art de la fugue.

François Mathieu

Herta Müller : la Convocation, trad. de Claire de Oliveira, Métailié, Bibliothèque allemande, 208 pages, 120 francs.

 

L’humanité le 15 mars 2001

 

 

Voici la liste des lauréats des quinze dernières éditions du prix Nobel de Littérature, dont le prix 2009 a été attribué jeudi 8 octobre à la romancière allemande Herta Müller :

2009 : Herta Müller (Allemagne)
2008 : Jean-Marie Gustave Le Clezio (France)
2007 : Doris Lessing (Grande-Bretagne)
2006 : Orhan Pamuk (Turquie)
2005 : Harold Pinter (Grande-Bretagne)
2004 : Elfriede Jelinek (Autriche)
2003 : J.M. Coetzee (Afrique du sud)
2002 : Imre Kertesz (Hongrie)
2001 : V.S. Naipaul (Grande-Bretagne)
2000 : Gao Xingjian (France)
1999 : Gunter Grass (Allemagne)
1998 : Jose Saramago (Portugal)
1997 : Dario Fo (Italie)
1996 : Wislawa Szymborska (Pologne)
1995 : Seamus Heaney (Irlande)