Premier tableau, premier roman, première pièce, première chanson…

« Leur première oeuvre » à la BU de Fort-de France !

— Par Janine Bailly —
premiere_oeuvre-2Quatre rencontres offertes, comme un premier cadeau de Noël, riches d’enseignements et d’émotions ! Mais comment rendre compte de cette soirée, où chacun des quatre artistes nous a livré un peu de lui-même, un peu de ses secrets, et des mystères de sa création ?
Je laisserai simplement de ma mémoire émerger quelques « mots-force », pivots autour desquels s’enroulèrent les confidences des uns et des autres, sachant bien que de ce « beaucoup » je n’aurai retenu que « trop peu ». Et je crois que, par-delà les différences, il existe des similitudes entre ces trajectoires martiniquaises.

Famille : On se construit avec, on se construit contre, ouvertement ou en secret, on en est de toute façon le fruit.
Jocelyne Béroard : Au sein de la famille, de condition plutôt bourgeoise, on se soumet à quatre préceptes, à savoir : le dimanche, on va à la messe, la semaine on va à l’école, puis on fait du sport et on joue d’un instrument. C’est la famille musique, qui mènera Jocelyne du classique vers la biguine et la mazurka, pour trouver enfin avec Kassav le chemin du zouk.
Nicole Cage-Florentiny : Quand Papa et les grands frères sont partis travailler aux champs, Maman à l’usine Clément du François, la petite s’empare des livres qui sont dans la maison et, ne sachant pas encore déchiffrer, elle crée à partir des images ses propres histoires. Et proteste quand les plus grands lui lisent le texte original : « Ce n’est pas comme ça, l’histoire ! »
Habdaphai : C’est la famille où l’on danse … et pourtant, le garçon, soutenu par sa mère, qui détournait l’argent destiné au cours d’escrime afin d’acheter à son fils les accessoires nécessaires au cours de danse, fera ses premiers pas en cachette de son père. C’est l’ORTF de l’époque qui le trahira, retransmettant en intégralité un spectacle auquel le garçon participait !
José Alpha : Privé de père, élevé par une Maman toute dévouée, la rue sera un peu sa famille d’adoption, rue peuplée de noms célèbres des arts martiniquais.

Errances et Choix : Pas toujours si facile de trouver le bon chemin !
Nicole : Pour elle, il y eut d’abord les rêves et utopies, « je serai vétérinaire de campagne pour réparer les ailes brisées des oiseaux, je serai danseuse de saloon, j’irai dans une brigade d’intervention… », mais bien vite émergea le désir de dire avec les mots. Elle se souvient de son premier texte, un poème intitulé Le Chat, qu’on lui récita plus tard au téléphone lorsqu’elle reçut le prix « Casa de las Américas » à Cuba pour son recueil de poèmes Arc-en-Ciel, l’espoir.
Jocelyne : Un père strict, cela vous empêche d’aller à la surprise-party comme les copines de la maison voisine, alors pour s’évader et passer sa colère, on dessine, on chante. Un papa strict, ça ne veut pas d’une fille musicienne, alors on fera d’abord sans grande conviction quelques études de pharmacie, puis on s’inscrira aux Beaux-Arts, mais surtout on rejoindra ses frères à Paris et l’on fera de la musique, de plus en plus de musique, et, le succès venu, on fera enfin la fierté de la famille !
Habdaphai : De la scène où d’abord il danse, où il a pour un temps pensé trouver sa liberté, il s’envolera vers la première exposition, déjà provocatrice, à base de farine de froment et de charbon enfermés dans de petits sacs de plastique (il en fait alors circuler dans la salle). Suivra le thème de la ratière. Souvenirs d’enfance…
José : Lui est allé de ses premières amours, musicales puisqu’orientées rock and roll et chansons, vers le théâtre, un théâtre qui sait lui aussi descendre dans la rue.

Et le regard des autres ? Car l’on crée bien pour être vu, écouté, lu, applaudi ?
Habdaphai : Son leitmotiv étant la provocation, il est tout naturel pour lui de proclamer qu’il serait malade si l’on appliquait à son œuvre le qualificatif de « joli ». L’artiste doit bousculer celui qui regarde. Il n’y a pas d’art sans dérangement.
Nicole : Un jour, alors que sa mère lui a demandé de mettre le couvert, Nicole prétend lui lire un poème, mais cette dernière, exaspérée qu’on ne lui obéisse pas, réitère sa demande, alors Nicole s’enfuit dans sa chambre et au travers des larmes, jure que plus jamais elle ne lira de poème à sa maman. Adulte, elle lui soumet pourtant son roman « L’Espagnole », qu’elle ne lira pas car « on ne peut pas écrire des choses comme ça »  (Nicole y traite de la prostitution et de tout ce qui fait violence aux femmes).
José : Il nous emmène pour une balade dans le passé culturel de la Martinique, évoquant l’OMDAC, ou rappelant un temps béni où l’on pouvait ici tenir la scène deux mois d’affilée, l’oeuvre mise en scène étant Tribunal femmes bafouées, de Tony Delsham, et qui partit en tournée en Martinique, en Guadeloupe, en France et au Canada.
Jocelyne : Kassav devint, pour les jeunes Martiniquais expatriés, un repère, une référence les aidant à se forger une identité.

« Race-genre-classe » : Il s’agit de la question posée sous cette forme par l’une des animatrices de la soirée. Les réponses les plus spontanées et les plus explicites viendront — mais faut-il s’en étonner ? — de Nicole et Jocelyne, la voix de Nicole contenant alors avec pudeur une émotion vite partagée par un public conquis.
Jocelyne : Du racisme ? En dépit de remarques désobligeantes (« Quoi ? Une fille au milieu de tous ces garçons ? »), elle n’en eut pas vraiment conscience à la Martinique, mais put en souffrir en France. Du genre ? elle fut accueillie chaleureusement par ce groupe de garçons qu’est Kassav, et sans qu’elle eût à le demander, on la propulsa de simple choriste au rang de chanteuse-solo, sur le devant de la scène.
Nicole : Femme, noire, de modeste origine, et qui plus est, femme-écrivaine, sa parole est primordiale ! Les choses sont à ce moment suggérées plus que dites, les phrases parfois inachevées, mais chacun comprend. Pour elle, il y eut d’abord la souffrance à l’école, on sait les enfants sans pitié, et comment être bonne élève peut aussi devenir un piège. Pour elle encore les remarques injurieuses à la parution de ses romans, qui l’assimilaient sottement à ses propres héroïnes. Aussi peut-elle répondre, à la question d’un auditeur s’inquiétant de savoir si l’histoire passée de la Martinique était à l’origine de ces quatre expressions artistiques, que pour sa part, elle écrivait « en marronnage ».

Une soirée que l’on n’oubliera pas ! Grand merci à Nadia Chonville et Marie-Denise Grangenois ! Et vivement la séance prochaine !