Pour une « fertilisation croisée » des sciences économiques et des sciences sociales

— Par André Orléans et Nicolas Postel (Association française d’économie politique) —

afepLe débat sur le nécessaire pluralisme de l’enseignement et de la recherche en économie a connu une certaine actualité, y compris dans ces colonnes, et c’est là un point extrêmement positif.

La crise profonde que traversent nos économies interroge les responsabilités que chacun porte sur cet échec de gouvernance, et il n’y a aucune raison pour que les enseignants-chercheurs en économie s’en dédouanent.

Joseph Stiglitz soulignait ainsi dans un entretien au mensuel Alternatives économiques (avril 2010) : « Les économistes ont fourni le cadre intellectuel utilisé par les régulateurs financiers pour justifier leur inaction, et par les banquiers centraux pour affirmer que les bulles étaient impossibles (…). Durant ces vingt-cinq dernières années, les économistes ont affirmé qu’il n’était pas nécessaire de réguler la finance. Tout cela a contribué à rendre la crise possible (…). La théorie économique est devenue un monde autosuffisant, une fausse représentation de la réalité, mais que chacun peut comprendre (…). Les économistes fonctionnent de la même façon . Ils se parlent entre eux et définissent ce qu’ils considèrent comme des hypothèses raisonnables, et tout ce qui ne leur convient pas est exclu du champ de l’analyse.« 

PANNE INTELLECTUELLE

Ce diagnostic est juste. Il faut procéder à un examen lucide des failles qui ont conduit la majorité des économistes à tant de cécité face à la crise, et à un certain manque de clairvoyance pour en sortir. Nous vivons bel et bien un moment de panne intellectuelle en la matière.

Cette panne est directement liée à l’absence de pluralisme dans la pensée et l’enseignement de l’économie, et à son absence d’ouverture aux autres sciences sociales, jugées trop « empiriques ». Comment sortir la théorie économique de cette ornière qui a eu, et a encore, tant de conséquences sur le fonctionnement concret de nos sociétés ?

Créée il y a trois ans dans le sillage de la crise à la fois économique et intellectuelle de 2008, l’Association française d’économie politique (AFEP) a tôt fait le constat que la principale cause d’extinction du pluralisme, indispensable à la vitalité créatrice, était à chercher du côté du recrutement et de la carrière des économistes, et singulièrement des « professeurs » d’université.

En effet, les « professeurs » (que l’on distingue hiérarchiquement des « maîtres de conférences ») sont les cadres de la profession, et assurent donc logiquement l’essentiel des directions des masters, des thèses et des écoles doctorales. Ils sont les rouages essentiels de la reproduction du champ de la discipline.

EFFETS EN CASCADE

Or ils sont aujourd’hui presque tous issus d’un même courant théorique. Cette disparition programmée du pluralisme dans les « cadres » de la profession a des conséquences structurelles importantes : ils maîtrisent en effet, et c’est leur fonction, les conditions de reproduction théorique du champ. En assurant leur homogénéité théorique, l’institution déclenche ainsi, à court terme, un processus de suppression de toute forme de pluralisme, assimilé à de la déviance de mauvais aloi.

Cette normalisation du champ a des effets en cascade : fin de l’interaction avec les sciences sociales, fin des programmes de formation ouverts aux multiples courants d’analyse qui font la richesse de notre discipline, difficultés persistantes pour établir un lien entre discours savant et enjeux sociétaux, perte de la capacité d’innovation de la science économique.

Ce constat, partagé par les désormais cinq cents membres de notre association, docteurs en sciences sociales et en économie (soit environ un quart des économistes universitaires), s’est accompagné de propositions de mesures correctives qui permettraient de renouer avec la vigueur du débat théorique en économie et sciences sociales dans notre pays. Et de sortir de la sinistrose actuelle sur l’absence d’alternative.

Au-delà du constat partagé, c’est, en effet, autour des solutions pour sortir de l’impasse d’une pensée largement devenue unique que le débat devrait s’engager. Voici celles de l’AFEP.

RIGIDITÉ DOGMATIQUE

Tout d’abord, il faut rompre avec la délétère évaluation de la recherche en économie fondée sur un classement de revues, qui produit un effet de rigidité dogmatique, incompatible avec le dynamisme de la science.

Il faut surtout créer au sein du Conseil national des universités (CNU) une nouvelle section, qui entrerait dans le régime de droit commun et ne comprendrait donc pas de concours d’agrégation du supérieur. Une telle section pourrait s’intituler « Economie et société », afin de souligner que c’est l’objet qui compte, et qu’il requiert le regard croisé de plusieurs disciplines. Cette dernière revendication, non coûteuse et simple à mettre en oeuvre, permettrait une véritable revitalisation du champ de l’économie, et plus généralement une redynamisation des problématiques transverses aux différentes sciences sociales.

C’est pourquoi, phénomène sans précédent, plus de 300 chercheurs en poste ont d’ores et déjà pris l’engagement ferme et public de rejoindre cette nouvelle section si celle-ci était créée, même sans agrégation. Il y a urgence à leur donner cette possibilité d’agir ainsi pour renouer avec le pluralisme et le débat d’idées.

Des solutions structurelles politiques, rapides et sans coût, existent donc pour renouer avec le pluralisme en économie que chacun appelle de ces voeux : allons-y ! Discutons-en ! Agissons ! Mettons-les maintenant en oeuvre !

André Orléans et Nicolas Postel (Association française d’économie politique)
A lire sur ce sujet

Pour suivre ce débat sur le web:

La crise économique est aussi une crise de l’enseignement de l’économie« , collectif Pour un enseignement pluraliste de l’économie dans l’enseignement supérieur (PEPS) (« Le Monde Economie & entreprise » du 3 avril; www.lemonde.fr, onglet idées/Points de vue, 17 avril 2013).

– « Pour la concurrence des idées dans l’enseignement de l’économie« , Pascal Salin, professeur émérite à l’université Paris-Dauphine (« Le Monde Economie & entreprise » du 3 mai; www.lemonde.fr, onglet Idées/Points de vue, 2 mai 2013).

André Orléan et Nicolas Postel

André Orléan et Nicolas Postel sont économistes et, respectivement, président et secrétaire de l’Association française d’économie politique (AFEP,  www.assoeconomiepolitique.org/).
LE MONDE | 06.06.2013 à 13h46