Pour une économie radicalement pluraliste

— Par Christian Chavagneux, Nicolas Postel, André Orléan —


Les controverses entre des économistes ne sont pas une chose récente. On peut même dire qu’elles ont toujours existé. John Maynard Keynes remarquait déjà en son temps que les économistes se répartissaient en deux groupes principaux : ceux qui croient que le système économique s’autorégule et ceux qui rejettent cette idée. Ces querelles n’ont jamais disparu. On a pu encore en faire l’expérience récemment à propos de la loi travail. Dans la presse, deux tribunes pourtant signées par nos meilleurs économistes y défendaient des positions opposées : dans la première, Jean Tirole, prix Nobel, la jugeait favorablement alors que, dans la seconde, Thomas Piketty déclarait que la loi travail ne réduira pas le chômage. Voilà une situation bien embarrassante, non seulement pour les citoyens qui ne savent plus quoi penser, mais également pour les économistes qui voient alors mise en défaut leur supposée capacité, en tant que scientifiques, à dire ce qui est vrai. La réaction la plus usuelle face à une telle mise en cause consiste à accuser les économistes avec lesquels on est en désaccord d’être aveuglés par leurs partis pris idéologiques ou bien de chercher à faire prévaloir leurs intérêts personnels aux dépens de l’intérêt général.

Un livre récent illustre pleinement cette stratégie. Dans le Négationnisme économique. Et comment s’en débarrasser, Pierre Cahuc et André Zylberberg, par ailleurs signataires de la tribune favorable à la loi travail, assimilent les économistes qui ne pensent pas comme eux à des « négationnistes », des « faux savants » qui seraient « appâtés par les largesses de puissants lobbies ou agiraient sous l’influence de l’idéologie ou de la foi ». La solution qu’ils proposent est radicale : s’en débarrasser. Assurément, c’est là un moyen tout à fait efficace pour faire en sorte que la science ne parle plus que d’une seule voix ! Il est bien clair pourtant qu’un consensus obtenu par de tels moyens est la pire des situations.

Une telle attitude révèle, par-delà une incroyable étroitesse d’esprit, une profonde méconnaissance du rôle que joue réellement le discours économique. Celui-ci est pensé par les économistes, sur le modèle des sciences de la nature, comme cherchant prioritairement à comprendre ce qui est. Mais c’est ne pas voir que le discours économique a également un impact puissant par le fait qu’il agit sur la manière dont les différents groupes sociaux se représentent le monde et conçoivent leur destin. Ainsi de grands théoriciens comme Marx, Keynes et Hayek ont-ils marqué leur discipline non pas seulement par la découverte de nouvelles lois, mais principalement par leur capacité à faire émerger de nouvelles conceptions de la vie en commun. Pour cette raison, l’économie ne saurait être assimilée à une science expérimentale préoccupée uniquement de ce qui a été. Elle possède une dimension irréductiblement spéculative dans sa capacité à imaginer des innovations sociales et à produire l’adhésion dont celles-ci ont besoin pour voir le jour. C’est, me semble-t-il, cette conception renouvelée de la pensée économique qui devrait guider à l’avenir la recherche en économie. Elle implique de ne pas avoir peur du dissensus. Il n’est pas nécessairement le signe d’une erreur, mais bien plutôt renvoie à une certaine capacité du monde social, par la voix des sciences sociales, à suggérer différents destins. En ce sens, il est l’expression même de la vitalité démocratique d’une société.

Or, aujourd’hui, la pensée économique s’appauvrit par le fait qu’elle s’homogénéise de manière dramatique. Seule la théorie néoclassique est acceptée. Les courants critiques sont marginalisés jusqu’à disparaître. Ce n’est pas une bonne chose. Les économistes devraient comprendre qu’ils ont besoin de pluralisme. C’est cette révolution épistémologique que l’économie doit faire en rompant avec les fadaises scientistes selon lesquelles l’économie serait une science expérimentale vouée au consensus.
Les trois crises de la science

« J’ai observé plus de trois décennies de régression intellectuelle. » Ce commentaire cinglant sur les évolutions récentes de la science économique provient de l’universitaire et nouvel économiste en chef de la Banque mondiale, Paul Romer. Dans un texte paru fin 2016, il présente, avec une ironie ravageuse, plusieurs arguments démontrant que l’économie dominante préfère inventer des chocs venus de nulle part pour expliquer les variations de la croissance, plutôt que d’essayer de comprendre le comportement des agents économiques. Il dénonce des approches statistiques préférant estimer des paramètres à faible marge d’erreur mais sans signification, plutôt que des paramètres ayant du sens, même si la marge d’erreur est plus grande. Romer fournit une explication du pourquoi les économistes ont suivi le mauvais chemin au cours des dernières décennies. Les économistes dominants fonctionnent à ses yeux comme un groupe fermé « avec un sens de l’identification au groupe digne de la foi religieuse », avec « un fort sens des frontières entre le groupe et les autres » et « un mépris et un désintérêt pour les idées, les opinions et les travaux des experts qui ne font pas partie du groupe ». Les débats suscité par le livre sur le négationnisme économique publié à la fin de l’été 2016 ont illustré combien ce comportement est très présent en France. Cette fermeture aux évolutions du monde réel pour privilégier une défense clanique de leurs théories fausses a conduit le fameux économiste américain Paul Krugman à déclarer que ses collègues de la pensée dominante « utilisent les faits de la même façon qu’un ivrogne se sert d’un lampadaire : pour les soutenir, pas pour les éclairer » ! C’est la première source de crise de la science économique.

La deuxième tient au mode de formation. En 2016, une étude a analysé le contenu des programmes d’une licence d’économie – le diplôme obtenu après trois ans d’études – dans treize pays. Les étudiants suivent en gros 20 % de cours consacrés à des outils mathématiques et statistiques, 20 % à des enseignements de microéconomie et macroéconomie formalisées (avec des modèles) et un peu moins de 20 % aux techniques de gestion. Comprendre la monnaie et la finance ? 3 % des cours. L’international ? 3 % des cours. La connaissance des faits économiques ? Autour de 10 % seulement des enseignements concernent soit l’histoire économique, soit le traitement des grands problèmes contemporains (inégalités, travail…). Ajoutons, pour terminer, une discipline qui ne se pose pas de question sur elle-même : très peu de cours d’histoire de la pensée ou de réflexion sur les méthodes et peu d’ouverture aux autres sciences sociales. L’absence de pluralisme des méthodes, des réflexions, des approches est une source de nécrose.

Enfin, une étude sociologique des économistes réalisée par Marion Fourcade, Étienne Ollion et Yann Algan montre que ces experts se considèrent comme les professionnels d’un savoir technique qui leur permet de résoudre à peu près tous les problèmes. Ils « savent » donner les réponses aux questions que se pose le monde. De ce point de vue, commentait l’étude, « la plupart des économistes sont assez assurés de leur valeur ajouté » ! Le manque d’humilité est le troisième travers.

Les économistes sont aujourd’hui à la croisée des chemins. Seront-ils capables de changer pour retrouver une légitimité ou bien assiste-t-on à l’enfermement accéléré d’une discipline aux « experts » de plus en plus rejetés, qui n’en finiront plus de se discréditer ?
Le débat, une nécessité démocratique en péril

La question économique domine nos sociétés, sature le discours politique, colonise nos esprits, portant avec elle l’obsession de l’efficacité au détriment bien souvent de la justice écologique et sociale. Ce poids excessif de l’économique est assez largement un sous-produit du capitalisme qui tend la société vers la nécessité productive jusqu’à l’excès et la rupture. La rupture, nous n’en sommes pas très loin, politiquent et socialement, comme viennent de le démontrer les élections présidentielles. En effet, ce primat de l’économique s’accompagne depuis plusieurs décennies, et singulièrement la dernière, d’une crise profonde prenant les visages successifs des crashs boursiers, du chômage (et/ou d’une précarité étendue et donc d’une régression sociale), du désastre écologique en cours. Cette situation devrait alerter fortement les économistes, les amener à repenser leurs modèles théoriques, les amener à modifier leur manière de former les « élites » et plus généralement les praticiens de l’économie… Or, il n’en n’est rien, bien au contraire, et c’est en cela que l’économie est une pensée au bord du gouffre et de la disparition.

La théorie économique dominante traverse en effet une crise de sens extrêmement aiguë et ne parvient pas à réagir, multipliant les dénis, voire (comme le montre le triste naufrage intellectuel de messieurs Cahuc et Zylberberg) les anathèmes. Cette absence de réaction de la profession face à l’écart grandissant entre le discours clos sur lui-même des économistes et les attentes à leur égard qui naissent de la dégradation assez rapide de la situation sociale (dégradation qui découle – en partie – de leurs préconisations) est un mal assez répandu partout dans le monde. Il est cependant tout particulièrement aigu en France, pays passé maître dans la capacité à cadenasser les disciplines, ce qui a concrètement entraîné une domination sans partage des économistes « standards », qui sont pratiquement en situation de monopole académique quand bien même leur approche traverse une véritable crise paradigmatique. Pour risible et en partie anecdotique qu’elle soit, cette situation présente un caractère de gravité pour la qualité du débat politique, économique et social dans notre pays. En effet, en dépit de sa nécrose intellectuelle progressive, le corps des économistes ne perd pas de sa puissance et tend même à l’augmenter. Les conseillers du prince sont souvent, peu ou prou, des économistes. Les grands organismes internationaux (FMI, OCDE, Banque mondiale, Commission européenne, Banque centrale…) sont dominés par les économistes. La parole d’experts dans les médias, au-delà des séquences compassionnelles décrivant la souffrance sociale pour lesquelles on convoque souvent d’autres sciences sociales, est trustée par les économistes. L’économie occupe donc une situation de domination intellectuelle et politique alors même qu’elle est profondément malade et incapable de se ressourcer en s’ouvrant à des approches alternatives. Elle ne parvient plus à expliquer le réel, ni à dessiner des voies de sortie de crise et, plus grave, traverse une lourde crise des vocations, les étudiants se détournant massivement des cursus d’économie théorique… Alors même que le besoin d’idées neuves et de forces vives est si criant.

C’est pourquoi, parmi d’autres, le combat que mène l’Association française d’économie politique (Afep) pour reformé la profession « de l’intérieur » présente d’une certaine manière une dimension d’intérêt général. Elle n’a pas pour but d’assurer places et honneurs et subsides à un petit clan d’économistes amers, mais bien de faire respirer à nouveau la pensée économique pour faire respirer le débat public. L’Afep (1) plaide ainsi depuis une petite dizaine d’années pour que tous les leviers possibles permettant d’assurer dans le champ de l’économie une certaine diversité d’opinions et de controverses soient activés, y compris par l’État qui en France, qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, a ce rôle régulateur. La capacité qu’aura l’économie à se réformer, à se ressourcer, à penser les enjeux actuels de la transition écologique et sociale dépend en effet de sa capacité à s’ouvrir à ces critiques internes, les reconnaître, les développer et ne plus les considérer comme représentant « un risque d’obscurantisme ». C’est une question politique urgente. Le bilan du gouvernement sortant sur ce point est en demi-teinte : quelques mesures fortes, notamment la suspension du moyenâgeux concours national d’agrégation, et l’exercice d’une forme de soft power et de médiation subtile ont permis d’ouvrir un peu la profession aux idées neuves. Mais tout cela est fragile et immédiatement réversible : le vent de l’ouverture peut se retourner, et le concours être rétabli… si le président élu veut effectivement être du côté de l’ouverture, de l’innovation, du renouvellement, il se dit de prendre très vite des mesures fortes permettant d’assurer que le timide renouvellement en cours s’amplifie et s’installe pour que l’économie recommence à penser.

Christian Chavagneux

Éditorialiste à Alternatives économiques

Nicolas Postel

Économiste, secrétaire de l’Afep

André Orléan

Directeur d’études de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Publiée d’abord dans L’Huamnité.fr