Pour sa 7ème édition, Cap Excellence en Théâtre a pris son envol.

— Par Scarlett Jesus —

Sans se départir véritablement des orientations qui furent celles, il y a près de vingt ans, de Téyat Zabym, il semble bien que cette 7ème édition de Cap excellence en Théâtre affiche son ambition. Celle de se positionner sur le plan international, tout en maintenant le cap d’une thématique inchangée : creuser, afficher et défendre « nos identités théâtrales ». Un « envol » que suggère l’oiseau multicolore choisi pour figurer sur l’affiche, et qui déploie ses ailes.

Mais quelles sont-elles ces « identités théâtrales » ? Une lecture attentive du programme permet-elle d’en saisir la spécificité ?

Deux spectacles, respectivement à l’ouverture et à la clôture du festival, donnés tous deux gratuitement dans ce tout nouveau complexe socio-culturel Félix Proto des Abymes (pas encore inauguré officiellement), en dessinent les contours. D’un côté, un « Chaltouné a lespwa », que propose Textes en Paroles, avec le concours d’Esther Myrtil (deux figures majeures du théâtre en Guadeloupe), mêle la poésie des mots à la gestuelle des corps. De l’autre, un panel de cinq humoristes est proposé aux familles et à un public populaire, moins familiarisé avec le « théâtre d’auteur ». A ces deux spectacles il convient d’ajouter « Conteur Soleil raconte et chante les fabuleuses aventures de compères lapin », destiné aux élèves du primaire, salle Tarer, à l’occasion de deux matinées.

Mais les temps ont changé et les mentalités aussi. Le public populaire doit-il accepter cette forme de ségrégation qui, avec le téyat la kou ou téyat lari, le marginalisait dans des « espaces du peuple » ? Opposer téyat an nou à téyat a yo n’est plus défendable. Cap Excellence fait donc le pari d’amener plus particulièrement ce public populaire, jusqu’alors habitué à assister à des spectacles en plein air, donnés au Bic des Abymes ou sur le parvis de l’hôtel de ville de Pointe-à-Pitre, à entrer dans des salles de théâtre. A les découvrir et à se les approprier, à commencer par cette nouvelle salle Félix Proto dans laquelle on peut confortablement, grâce à des gradins, à la climatisation et à des installations techniques adaptées, apprécier pleinement du vrai théâtre. Aussi bien qu’à L’ARTCHIPEL ou au MEMORIAL ACT’e, lui aussi mis à contribution, la salle du centre Félix Proto palie à l’inconfort de Sonis ou des salles Tarer, aux Abymes, et Gérard Lockel, à Baie Mahault.

Renouant avec la première édition de Cap Excellence en Théâtre qui, en 2010 s’était choisi un parrain en la personne de Greg Germain, José Jernidier est le parrain de cette 7ème édition. Auteur, Acteur et enseignant de théâtre, on ne présente plus José Jernidier dont la modestie n’a d’égale que son mérite. Mais c’est surtout à l’auteur à qui revient l’initiative d’un répertoire contemporain de téyat an kréyol que le festival rend hommage, programmant, parallèlement à sa pièce « Joyeux anniversaire Martha », une conférence autour de son œuvre, sous le titre « La tragédie créole, un élément identitaire de notre théâtre ? ».

Alors, laissant supposer que le personnage ne peut échapper à son destin, la pièce « Joyeux anniversaire Martha », est-elle une tragédie? Il faut comprendre que l’histoire mise en scène est tragique et que l’usage du kréyol ne se limite donc pas à la seule farce, aux contes ou aux blagues-péyi pou ri. Le rôle de Martha semble avoir été écrit spécialement pour Esther Myrtil, tellement l’actrice l’incarne à la perfection. Mais ce miracle tient aussi au fait que la pièce a bénéficié d’une véritable mise en scène, signée Dominique Bernard. A la différence d’autres pièces présentées, sympathiques certes, mais qui souffrent du fait que l’acteur se veut homme (ou femme) orchestre. Le décor, superbe, en noir et blanc, est moderne et s’éloigne du réalisme au profit du symbolique. En témoigne un tapis de sol en damier. Un dispositif scénique permet que défile au-dessus de la scène, la traduction simultanée du texte créole. Le sujet de la pièce est grave. Il est dramatisé par les claquements de cymbales qui, régulièrement, ponctuent le monologue du personnage, annonçant la fin. A travers une histoire particulière, celle de la vie de Martha, il s’agit, en fait, des violences conjugales, morales tout autant que physiques que les femmes subissent. Des violences que finalement celles-ci acceptent, persuadées que c’est leur destin de femme d’aimer et de souffrir, trouvant refuge dans la religion, laquelle magnifie leur sacrifice.

« Joyeux anniversaire Martha », ne se résume donc pas à un procès à charge de l’homme antillais. D’ailleurs, Textes en Paroles, qui produit la pièce, présente parallèlement la lecture de « Passe-temps ! Pas ce temps ! » de Patrice Turlet, lequel a fait partie des six lauréats du dernier concours d’écriture de l’association qui œuvre, depuis 2002, à la promotion des écritures dramatiques contemporaines, issues de la Caraïbe et des Amériques. Et qui, avec la médiathèque Caraïbe a entrepris d’élaborer un répertoire de ces écritures. A un personnage, seul en scène, l’acteur N’dy Thomas prête avec talent sa voix. L’auteur aborde un sujet original : celui de la paternité et des sentiments ambivalents que la venue d’un enfant va révéler chez un homme, artiste de surcroît, qui refusant de reproduire l’attitude distante qui fut celle de son père à son égard, prétend assumer pleinement et sa paternité et son métier d’artiste. Le bout-à-bout de petites séquences mériterait d’être peaufiné afin de parvenir à une véritable écriture théâtrale. Ce qui fait défaut, il faut le reconnaître à de nombreuses mises en scène, remarquablement bien jouées mais relevant d’une narration écrite, comme pour « Stéphanie de St-Clair, reine de Harlem ». La transposition du roman de Raphaël Confiant aurait gagné à bénéficier du concours d’un véritable dramaturge. Ceci est d’autant plus regrettable qu’Isabelle Kancel fait preuve, avec cette réalisation, d’un jeu très épuré et intériorisé dont on ne peut que la féliciter.

Avec « Le sac de Litha », écrit et mis en scène par Gilbert Laumord, les compagnies de Guadeloupe sont bien représentées. Comme José Jernidier avec le créole, Gilbert Laumord qui vient de passer une année en Corée, veut faire entendre le bruissement d’une langue autre. Ce qui sera également le cas du tahitien avec « Les Champignons de Paris », présenté par la Compagnie du Caméléon. Si le texte du « Le sac de Litha » reste assez conventionnel, relevant du conte poétique sur lequel ont été greffées quelques citations d’Aimé Césaire et d’Edouard Glissant, l’intérêt principal est ailleurs. Il s’agit d’abord de faire se rencontrer deux cultures : en portant à la connaissance des Coréens des éléments appartenant au patrimoine immatériel des Antilles ; et en permettant aux Guadeloupéens de s’initier à la culture coréenne, à travers les sonorités de sa langue, celle d’un instrument de musique différent et le chatoiement de costumes traditionnels. Néanmoins, c’est peut-être surtout de la mise en scène et du jeu des acteurs que la Guadeloupe doit pouvoir tirer des enseignements. Signée Junho Choe, professeur de théâtre à l’université nationale des arts de Séoul (et Directeur du Centre culturel coréen de Paris), la mise en scène nous propose un spectacle total, associant chorégraphie, chant et musique au jeu de quatre acteurs, jouant dans leur langue d’origine (là encore traduite simultanément), et auxquels s’associe Lucile Kancel.

Le conte et la poésie font bien partie de ces « identités théâtrales » dont le festival prétend relever. Mais, parallèlement à ce registre, une autre veine cohabite, celle d’un théâtre documentaire que vont illustrer deux pièces, s’emparant de ce que l’on peut qualifier de « mensonges d’État ». D’un côté « L’impossible procès », présenté par le Théâtre de l’air nouveau, qui concerne les événements de 1967. Ecrit par Guy Lafages et mis en scène par Luc St-Eloy, une représentation de la pièce dont j’avais alors rendu compte dans Madinin’Art, avait eu lieu au Cinéstar des Abymes en février dernier. De l’autre côté, « Les Champignons de Paris » relève d’une enquête concernant les effets induits par les essais nucléaires français sur différents atolls polynésiens. La pièce se présente sous la forme d’un montage de près d’une heure quarante, associant textes, photos, bouts de films d’époque et témoignages. Trois acteurs, dont deux sont originaires de Tahiti, vont successivement incarner chacun une dizaine de personnages différents. Une mise en scène, très dynamique, permet de camper un décor fait de films plastiques transparents, avec comme toile de fond un immense écran blanc autorisant les projections.

Théâtre d’ici et d’ailleurs ouvert sur l’autre, la Martinique et la Guyane étaient représentées avec « Aliénation(s) » pour la première et « L’Autre côté du fleuve », pour la seconde. Paroles et combat d’hommes alternaient avec des combats et des paroles de femmes. Aux côtés des personnages de Martha et de Stéphanie, il convient d’adjoindre l’actrice Roukiata Ouedraogo. Seule sur scène et jouant son propre rôle, celle-ci revit avec humour et dérision, les péripéties d’un parcours semé d’embûches qui, du Burkina Faso à Paris où elle expérimentera toutes sortes de petits boulots, la ramènera auprès de sa mère. Le festival nous offre de beaux exemples de résilience, à travers ces personnages de femmes, mais aussi avec celui d’Emilien qui, dans « Chats noirs et souris blanches », incarne un esclave américain tentant d’organiser, sur une plantation sudiste, une rébellion. Une pièce issue de l’Hexagone et qu’a spécialement écrite Olivier Maille afin de proposer des rôles à des comédiens noirs. Au total ce sont près d’une 20ne de spectacles, réunissant 86 comédiens qui ont été présentés dans 5 salles différentes, durant une semaine. A ces spectacles il convient aussi d’ajouter des conférences, des rencontres (en « bord de scène », systématiquement après chaque spectacle, ou avec les scolaires) et une master classe.

Ce que fut le Teyat zabim a, aujourd’hui, pris une autre dimension, justifiant que l’événement, initialement annuel, se soit transformé en une biennale. Les productions théâtrales sélectionnées et présentées à l’occasion de ce festival, qu’elles soient ancrées sur notre contemporanéité ou engagées sur les traces de la mémoire, par la gravité des sujets abordés et les questionnements qu’elles soulèvent, se veulent le miroir de nos identités. Confrontant leurs réalisations avec celles d’autres compagnies, nos compagnies guadeloupéennes et le théâtre de Guadeloupe dans son ensemble, toutes professions confondues, n’ont pas à rougir de la comparaison. Le public ne s’y est pas trompé et les salles, dont l’entrée était désormais payante (de 15 à 25 euros selon les spectacles), étaient remplies chaque soir, quelle que soit le lieu. Déjà présentées en Martinique pour un certain nombre d’entre elles, les créations de ces compagnies ne peuvent plus se contenter désormais de quelques (trop rares) représentations sur leur île. Leur itinérance est une condition nécessaire à l’évolution de créations, qui s’enrichissent au fil des rencontres et des critiques reçues. C’est donc très naturellement qu’elles aspirent maintenant à pouvoir se présenter au festival d’Avignon. Nous ne pouvons qu’encourager ce projet : « Volez, les artistes ! fÓs é kouraj !»

Scarlett Jesus.