Pour évoquer « Les Justes » , pièce d’Albert Camus

— par Janine Bailly –

Lu, et repris mot mot pour mot sur le site facebook : Dans le cadre du festival amateur de Théâtre de Fort-de-France, l’association Les Comédiens de Martinique ont [sic] le plaisir de vous présenter la magnifique pièce d’Albert Camus « Les Justes ». Déclaration confirmée par l’affiche du spectacle. Certes, il n’y a pas là crime de lèse-écrivain, mais j’aime, ainsi que Nicolas Boileau, appeler un chat un chat, et Rolet un fripon. Aussi, pourquoi ne pas dire que, si les questions posées par ce spectacle de Julie Mauduech sont sensiblement semblables à celles qui sous-tendent l’œuvre de Camus, le contexte, temporel, historique et géographique, est radicalement autre. Je peux supposer qu’il ne s’agit donc pas d’une simple adaptation, mais d’une réécriture à l’aune des Antilles, et c’est ainsi qu’il eût fallu le présenter. Voilà qui peut-être justifie la réaction de la SACD, que je reçus au moment même où j’écrivais ces lignes, et que je me permets de retranscrire ci-dessous :

Bonjour, 

Suite à un mail de la SACD ,m’indiquant que les ayants-droits de l’auteur Mr Camus ne m’autorisent pas a jouer le texte sous prétexte que j’ai apporté la modification de transposer l’action à CUBA.

Je suis donc soumise à une interdiction formelle de jouer ses 3 representations sous menace de proces ou autres actions.

C’est la mort dans l’ame que je decide donc d’annuler les 3 representations du 24, 26, 27 mai . 

Cordialement  

Julie Mauduech

De la Russie tsariste, nous devions passer à la dictature cubaine de Fulgencio Batista. D’un fait réel, l’attentat mortel à la bombe, en 1905, contre le grand-duc Serge, gouverneur despote de Moscou, par un groupe de Combattants socialistes révolutionnaires, nous devions passer à une conspiration — réelle ? imaginaire ? Je n’ai trouvé là-dessus aucun renseignement — visant à assassiner le colonel Angel Sanchez Mosquera, officier sanguinaire qui livra, en l’année1958, force combats contre les guérilleros de Fidel et du Che dans la Sierra Maestra, fut blessé, puis partit en exil à Miami pour y comploter contre le nouveau gouvernement de l’île. Les similitudes entre ces deux situations ont sans doute inspiré la transposition, de même que l’on pourrait souligner l’actualité cruelle du propos, le droit au terrorisme étant au cœur des interrogations de Albert Camus, de Julie Mauduech, et aujourd’hui, de toutes nos sociétés menacées.

En 2010, au théâtre de la Colline à Paris, pour le cinquantenaire de la disparition de l’écrivain, la pièce de Camus fut jouée, dans une mise en scène de Stanislas Nordey, en totale harmonie, dans son austérité, avec la gravité du sujet, et je garde de ce texte, qui défie la facilité, des images indélébiles, Emmanuelle-Dora ou Wajdi Mouawad-Stepan, impressionnants de concentration en leurs longs manteaux noirs, sur une scène dépouillée évoquant le huis-clos de débats profonds et passionnés. L’affrontement de deux théories, celle de Stepan-Sartre l’extrémiste, celle de Kaliayev-Camus, qui met au terrorisme les limites de notre humanité, étaient, selon la présentation lue dans le programme du théâtre, à Cuba figurées par Sara, censé sortir comme Fidel du pénitencier de l’Île des Pins — Stepan, lui, sortait de prison et d’exil en Suisse —, et par Sancho, surnommé le Poète, à l’instar de Kaliayev.

Pour rappel, la pièce de Camus fut créée le 15 décembre1949, avec des acteurs prestigieux, Maria Casarès-Dora, Serge Reggiani-Kaliayev et Michel Bouquet-Stepan, au théâtre Hébertot, et malgré ces grands noms, n’eut pas le succès escompté.

Me passe en tête en cet instant, la chanson populaire de Brassens, qui dit aussi, un plus près de nous, et plus simplement, le dilemme posé par toutes les guerres, par toutes les idéologies mortifères aussi : Mourir pour des idées, puisque c’est de cela qu’il s’agit, Kaliayev se voyant condamné à mort et l’acceptant, en rémission de l’assassinat du grand-duc, encore que précédemment, ce terroriste à visage humain eût arrêté son geste, l’épouse et les enfants se trouvant, auprès de leur  père et mari, dans le carrosse visé.

Georges Brassens, auteur-compositeur, chanson parue en 1972 :

Or, s’il est une chose amère, désolante
En rendant l’âme à Dieu c’est bien de constater
Qu’on a fait fausse route, qu’on s’est trompé d’idée
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente… 

Janine Bailly, Fort de France, le 24 mai 2017