Polyphonie transatlantique

— par Kora Véron Leblé —

Deux ouvrages complémentaires reviennent sur l’exil américain de milliers d’Européens fuyant la Seconde Guerre mondiale, en particulier sur l’une des traversées du Capitaine-Paul-Lemerle, bateau célèbre pour avoir réuni à son bord des personnalités aussi différentes que Claude Lévi-Strauss, Victor Serge, André Breton, Anna Seghers ou Wifredo Lam. Eric T. Jennings étudie minutieusement l’organisation du départ de Marseille à Fort-de-France et les conditions duséjour à la Martinique, à travers archives administratives et témoignages d’exilés. Un voyage. Marseille-Rio 1941 donne à lire et à voir l’expérience de deux passagers : la photographe Germaine Krull et le cinéaste Jacques Rémy.

Eric T. Jennings, Escape from Vichy : The Refugee Exodus to the French Caribbean. Harvard University Press, 320 p., 31,50 €

Un voyage. Marseille-Rio 1941. Textes et photographies de Germaine Krull et de Jacques Rémy. Édition présentée par Olivier Assayas et Adrien Bosc. Stock, 300 p., 24,50 €

Les circonstances générales sont connues depuis longtemps [1]. Elle ont été précisées l’année dernière par Eric T. Jennings, dans Escape from Vichy : The Refugee Exodus to the French Caribbean. L’historien canadien spécialiste des colonies françaises pendant la Seconde Guerre a écrit une nouvelle étude, très sérieusement documentée. Dans son chapitre sur la rencontre du surréalisme et de la négritude (« Surrealism Meets Négritude »), n’accorde-t-il pas toutefois trop de crédit à certains témoignages concernant les conditions du séjour d’André Breton à la Martinique ?

Plusieurs bateaux furent autorisés par Marcel Peyrouton – qui jouait le rôle de ministre de l’Intérieur – à transporter vers les Amériques des milliers « d’indésirables » amassés à Marseille dans l’espoir de fuir la guerre. Le dispositif fonctionna essentiellement de l’hiver 1940 à juin 1941. Ni le nombre des traversées ni celui des passagers n’ont pu être recensés précisément. Aux juifs, aux antinazis, aux communistes, aux ressortissants d’Europe centrale réfugiés en France depuis 1933, aux républicains espagnols rescapés du franquisme, à tous ceux qui étaient directement visés par Vichy, s’ajoutèrent des familles qui voulaient simplement poursuivre leur vie et leurs affaires dans des conditions moins périlleuses. Les plus chanceux empruntèrent donc la route maritime qui menait directement de Marseille à la Martinique, en attendant une installation aux États-Unis, au Canada, au Mexique, à Cuba, au Brésil… Ils étaient parvenus à réunir patiemment certificats, visas, autorisations en tout genre et fonds exigés pour l’embarquement. Entreprise décourageante qui fera dire à Gustave Cohen, destitué de son poste de professeur de littérature médiévale à la Sorbonne par la législation relative au « statut des juifs » : « Si Christophe Colomb avait dû se procurer autant de papiers, il aurait certainement renoncé à découvrir l’Amérique. » (Lettres aux Américains).

Il avait fallu se débrouiller seuls, ou grâce aux associations américaines – dont la fondation Rockefeller – qui œuvraient pour organiser le départ et l’accueil outre-Atlantique des universitaires et des artistes en danger qui désiraient partir. Tous ne le voulurent pas. Marc Bloch, par exemple, pourtant attendu à New York, y renonça pour s’engager dans la Résistance. Il sera fusillé le 16 juin 1944. Pour ceux qui échouaient à collecter les documents nécessaires pour partir de Marseille, l’autre issue, plus incertaine, passait par Lisbonne, qu’il fallait gagner en train ou en traversant les Pyrénées à pied. Walter Benjamin et Carl Einstein s’y suicidèrent faute d’y parvenir.

L’une des traversées du Capitaine-Paul-Lemerle est fameuse. Parmi les passagers qui arrivèrent le 20 avril 1941 à Fort-de-France se trouvaient en effet André Breton, accompagné de sa femme, Jacqueline, et de sa fille Aube ; Wifredo Lam et Helena Holzer (ils se marieront en 1944) ; Claude Lévi-Strauss ; Viktor Lvovitch Kibaltchitch alias Victor Serge et son fils Vlady ; Netty Reiling alias Anna Seghers et sa famille ; la photographe allemande Germaine Krull ; les cinéastes Jacques Rémy (de son vrai nom Raymond Assayas) et Curt Courant… Commence alors un séjour à la Martinique, plus ou moins long selon le moment où passera un nouveau bateau permettant de terminer le voyage ; plus ou moins agréable selon les rencontres locales.

Les histoires, réelles ou fictives, rendant compte de ces événements dramatiques et inouïs – Marseille, traversée, séjour à la Martinique, nouvelle vie dans le Nouveau Monde – sont si nombreuses qu’elles pourraient faire l’objet d’un épais volume d’histoire littéraire « globale ». Pour ne retenir que quelques exemples, pris parmi les passagers du Paul Lemerle, le roman d’Anna Seghers (Transit) est centré sur l’angoisse des candidats à l’exil, attente évoquée également dans les mémoires d’Helena Benitez (Wifredo Lam. Interlude Marseille, magnifiquement illustré d’œuvres de Lam). L’autrice raconte aussi son séjour avec Lam à la Martinique et leur installation à Cuba (Wifredo and Helena : My Life with Wifredo Lam, 1939-1950). Un ouvrage précis et factuel qui présente un utile contrepoint à Martinique charmeuse de serpents d’André Breton, recueil composite auquel participe André Masson (qui était arrivé par le bateau suivant). Claude Lévi-Strauss donne une version amusante et cruelle des événements dans Tristes tropiques, que l’on peut désormais comparer à ce qu’il en dit dans des lettres écrites à ses parents et éditées par sa femme, Monique (Chers tous deux). Le récit le plus bouleversant est sans doute celui de Victor Serge, livré au jour le jour dans l’intimité de ses Carnets. Germaine Krull relate la traversée et le séjour dans l’ancienne léproserie des Trois-Îlets dans son autobiographie publiée à la faveur d’une rétrospective de son travail au musée du Jeu de paume en 2015 (La vie mène la danse). Le livre n’est pas illustré, mais ses photographies sont conservées au musée Folkwang d’Essen.

Une riche documentation qui a inspiré à Adrien Bosc Capitaine (Stock, 2018), un roman mêlant – de manière volontairement ambiguë – la voix d’un narrateur à celles de certains des passagers du Paul Lemerle. L’auteur y évoque sa rencontre avec Olivier Assayas, l’un des deux fils de Raymond. De cette conversation autour d’un bateau et du sort de ses passagers est né un ouvrage collectif : Un voyage. Marseille-Rio 1941. Il offre au lecteur un bric-à-brac d’éléments issus principalement d’une commode-semainier de la maison campagnarde des Assayas, complétés par des paperasses stockées dans des valises, au grenier. Archives mystérieuses, désordonnées, avec lettres antidatées et faux documents destinés à obtenir de vraies autorisations, entourés de castagnettes, de 78 tours, de gravures italiennes. Parmi elles, des textes inédits et des photographies prises par Germaine Krull, aux légendes souvent erronées, certaines étant des copies (ou des retirages ?) de celles conservées à Essen.

Au Lazaret (avril 1941) : Jacques Rémy assis à gauche ; au centre, Germaine Krull ; Victor Serge à droite, assis sur un transatlantique © Archives personnelles/DR

Dans son introduction, « Ma version de l’histoire », Olivier Assayas confie ses interrogations tricotées de souvenirs d’enfant ou d’adolescent, et ses efforts pour y comprendre quelque chose. Son hypothèse est que son père et Germaine Krull avaient conçu un projet éditorial commun : un reportage illustré racontant leurs aventures depuis le voyage sur le Paul Lemerle jusqu’à ce que leurs chemins se séparent à Rio de Janeiro, après être passés par la Martinique, Saint-Laurent du Maroni et son bagne, Belém, Bahia… L’une s’établira alors un moment au Brésil, avant de gagner Brazzaville, l’autre poursuivant son voyage jusqu’à Buenos Aires.

Un voyage. Marseille-Rio 1941 exhume-t-il une ébauche abandonnée ? Il propose en tout cas des photographies fort intéressantes – qui seront exposées aux Rencontres d’Arles cet été. Elles documentent non seulement les articles de Krull et de Rémy (« Sur un cargo… », « Camps de concentration à la Martinique », « La Guyane française – le bagne de France », « Mes amis les forçats »), mais tout le volume potentiel des écrits des passagers du Paul Lemerle. Jennings avait déjà publié des images éloquentes de Germaine Krull, ou de l’artiste tchèque Antonín Pelc. On en voit ici une belle quantité, et certaines d’entre elles sont vraiment étonnantes : le chargement des bœufs à l’escale de Casablanca, destinés à être tués à bord devant les passagers pour les nourrir durant le reste de la traversée ; les costumes de la « fête de Neptune », un rituel d’immersion purificatrice observé en principe au franchissement de la ligne de l’Équateur, adapté au passage du tropique du Cancer, pour distraire et rafraîchir l’attente dans les derniers jours étouffants du voyage ; la vie dans le camp du Lazaret, quelques images tranchant d’ailleurs avec les descriptions qu’elles sont censées illustrer. Ou plutôt avec l’un des récits. Et c’est une leçon du livre.

Dans « Camps de concentration à la Martinique », Germaine Krull se plaint violemment des conditions dans lesquelles les passagers en transit doivent vivre, enfermés dans « des baraques » sans eau courante ni électricité (en 1941, la Martinique n’en disposait guère, surtout à la campagne), « sous le joug de la Gestapo, mais en plus comme blancs gardés par des nègres ». Même la mer lui semble hostile, avec ses « minuscules petites bêtes qui brûlent et des poissons qui piquent et des oursins avec des pointes qui rentrent dans les pieds »… Quant à Fort-de-France, « ville tant espérée », elle n’est qu’un « petit village nègre, avec une grande place sur laquelle une affreuse statue de Joséphine de Beauharnais » fait, selon elle, l’orgueil de toute la population. La même Germaine Krull, dans La vie mène la danse, écrit pourtant : « Nous avons fini par organiser assez bien notre quotidien. Le fils de Serge et moi faisions la cuisine à tour de rôle. Les pêcheurs nous apportaient du poisson frais et aussi, de temps en temps, des légumes et de la volaille. Tout était si bon marché que nous arrivions, même avec nos restrictions, à faire de bons repas. Nous pouvions aussi sortir du camp à la nage et aller au petit bistro d’à côté, où on faisait la fête. L’eau était si extraordinairement claire et des poissons de toutes sortes y nageaient. »

De quoi considérer avec prudence les mémoires de 1941.

  1. Voir, par exemple : Varian Fry, Surrender on Demand. New York : Random House, 1945 ; Mary-Jayne Gold, Crossroads Marseille. New York : Doubleday & Company, 1980 ; Daniel Bénédite, La filière marseillaise. Un chemin vers la liberté sous l’Occupation, éditions Clancier-Guénaud, 1984 ; Emmanuelle Loyer, Paris à New-York. Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947), Grasset, 2005.

Source : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/07/02/polyphonie-transatlantique-jennings/

Publié initialement le 2 juillet 2019 sur le site En attendant Nadeau