« Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : la montagne va-t-elle encore accoucher d’une souris ?

— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —

Paru à Port-au-Prince, dans Le National du 19 janvier 2018, l’article « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national » a suscité l’intérêt de nombre de lecteurs. Plusieurs d’entre eux nous ont fait part d’une communauté de vue et de commentaires qui justifient le prolongement de la réflexion sur un sujet qui concerne l’avenir du système éducatif national.

Consultations présumées ou réelles ?

Dans le document publié le 15 janvier 2018 sur le site du ministère de l’Éducation nationale, « Tenue d’un atelier de travail autour de la première version du Plan décennal d’éducation et de formation », il est précisé que ce « Plan décennal » serait « (…) le fruit de consultations auprès de divers secteurs de la vie nationale, des cadres et techniciens du MÉNFP et des partenaires techniques et financiers ». L’information dont nous disposons ne permet pas de confirmer qu’il y a effectivement eu des consultations avec « divers secteurs de la vie nationale », notamment avec les syndicats d’enseignants ou la Faculté de linguistique appliquée. Aucun document accessible sur le site du ministère de l’Éducation nationale n’accrédite la tenue de telles consultations, et il est permis d’en douter objectivement. Les présumés partenaires institutionnels nationaux de ces consultations ne sont pas identifiés, mais diverses agences internationales semblent y avoir participé, notamment l’UNESCO, l’UNICEF et la coopération canadienne. L’annonce du « Plan décennal d’éducation et de formation » –contrairement aux allégations du document du 15 janvier 2018–, ne justifie en rien que l’on pourra désormais « regarder avec optimisme l’avenir de l’éducation dans le pays ».

En effet, comment, en 2018, les décideurs du système éducatif national peuvent-ils vouloir engager l’avenir de l’éducation dans le pays en dehors d’une véritable consultation à l’échelle nationale ? Est-il vraisemblable qu’un éducateur de carrière, l’actuel ministre de l’éducation Pierre Josué Agénor Cadet, puisse vouloir faire croire qu’il est réaliste de « regarder avec optimisme l’avenir de l’éducation dans le pays » en dehors d’une consultation, abordable et publique, des principaux acteurs du domaine de l’éducation, en particulier les enseignants ? L’annonce du « Plan décennal d’éducation et de formation », qui ne confirme aucune consultation notamment avec L’Union nationale des normaliennes et normaliens haïtiens (Unnoh), la Fédération nationale des travailleurs en éducation et en culture (FENATEC), la Confédération nationale des éducateurs d’Haïti (CNEH) et le Réseau national des enseignants progressistes d’Haiti (RENATEPH), semble en réalité indiquer que les travaux ayant conduit à la première et secrète version du document se sont déroulés en vase clos, entre « techniciens », mais avec le soutien financier et/ou technique de certaines agences internationales.

 

Dans ces conditions, est-il possible de « regarder avec optimisme l’avenir de l’éducation dans le pays » ? Or c’est précisément l’avenir de l’éducation dans le pays qui est ici l’enjeu principal. Il y a lieu de rappeler qu’en Haïti l’État n’accorde qu’un faible budget au secteur éducatif. Pour l’exercice 2017-2018, ce budget s’élève à 10 milliards de gourdes en ressources internes (160 771 704 dollars US), soit 6.9% du budget global de l’État qui, lui, se chiffre à 144 milliards de gourdes, soit 2 315 112 540 dollars US.

Bricolage et amateurisme : un « Plan décennal » sans lien avec les plans antérieurs

La notion de continuité de l’État ne semble pas constituer une vertu cultivée dans l’Administration publique haïtienne. Ainsi, dans le secteur éducatif, nous n’en sommes pas au premier « plan » : depuis 1996 le pays a connu le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) et le Plan opérationnel 2010-2015. Ces différentes initiatives, en plus de consigner l’analyse diagnostique du système éducatif national, ont entre autres eu le mérite de proposer des recommandations tournées vers l’avenir. Par exemple, parmi les 33 recommandations du GTEF qui n’ont pas été mises en application depuis 2010 figure la « Recommandation no 5 » : elle propose de « Privilégier le créole comme langue d’apprentissage dans les deux premiers cycles de l’École fondamentale et [de] rendre l’écolier fonctionnel dans les deux langues officielles du pays dès la fin du deuxième cycle fondamental. »  

Ce qu’il faut retenir au titre d’une constante dans la gouvernance du système éducatif national est que la continuité de l’État n’est pas assurée d’une administration à l’autre, d’un ministre de l’Éducation à l’autre. Les « plans », « programmes » et « stratégies » sont élaborés sans liens entre eux, en dehors d’une volonté politique de continuité, et les recommandations produites ne sont pas prises en compte dans les « nouvelles » politiques gouvernementales. Il en ressort un sentiment de bricolage et d’amateurisme, comme s’il fallait constamment réinventer la roue… Ainsi, sous la houlette de l’économiste Nesmy Manigat, on a eu droit, au ministère de l’Éducation qu’il dirigeait alors, à des « Assises nationales sur la qualité de l’éducation en Haïti » (avril 2014), assises qui ont évacué les 33 recommandations du GTEF ainsi que la nécessité de la refondation du système éducatif national.

C’est ainsi que dans le document publié le 15 janvier 2018 sur le site du ministère de l’Éducation nationale, « Tenue d’un atelier de travail autour de la première version du Plan décennal d’éducation et de formation », aucun lien n’est annoncé entre les grandes orientations de ce « Plan décennal » et les initiatives précédentes, à savoir le PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) ; la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008) ; le GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) et le Plan opérationnel 2010-2015. L’amateurisme et le bricolage semblent devoir l’emporter une fois de plus en raison du déficit de vision et de la sous gouvernance du système éducatif national. 

Le véritable défi : refonder l’École haïtienne

Dans notre texte du 19 janvier 2018, « Plan décennal d’éducation et de formation » en Haïti : inquiétudes quant à l’aménagement du créole et du français dans le système éducatif national », nous avons exposé qu’il ne s’agit plus aujourd’hui de rénover, de redresser ou de réformer le système éducatif national. Aujourd’hui, le véritable défi est de refonder complètement l’École haïtienne selon la vision d’une École de l’équité des droits linguistiques. L’impératif de la refondation de l’École haïtienne a été porté par l’Envoyée spéciale en Haïti de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) Michaëlle Jean : elle avait défendu, devant la défunte Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), « la refondation complète du système éducatif haïtien (…) considérée comme « une urgence », à placer « en haut de la liste des priorités » (« Haïti : l’Envoyée de l’Unesco défend une refondation du système éducatif », Centre d’actualités de l’ONU, 15 février 2011). Telle n’est pas l’option consignée dans l’annonce du « Plan décennal d’éducation et de formation » qui nous enjoint, sur un air au triomphalisme douteux, de « regarder avec optimisme l’avenir de l’éducation dans le pays ».

La refondation de l’École haïtienne est une urgence, une priorité, et le droit à l’éducation, obligation politique première de l’État, est inscrit dans la Constitution de 1987. Pareille obligation a bien été comprise par les experts du GTEF lorsqu’ils ont proposé, à la « Recommandation no 7 » de « Réviser le curriculum de l’École fondamentale pour en faire un troisième cycle général axé sur les objectifs et les valeurs destinés à porter le nouveau projet de société du pays en adoptant un nouveau socle de compétences pour l’école obligatoire basé sur : la maîtrise des deux langues nationales, la pratique de l’anglais et de l’espagnol (…) l’ouverture sur une culture humaniste universelle mais tournée sur la connaissance de la région Amérique latine et Caraïbes, la maîtrise du raisonnement scientifique et des outils des technologies de l’information, la maîtrise des règles qui renforcent le sens de la citoyenneté, la culture de la paix et le respect de l’environnement ».

La refondation de l’École haïtienne pose également l’impératif de la décentralisation de l’appareil éducatif à l’échelle nationale. Cette perspective a été assumée par le GTEF qui, dans sa « Recommandation no 11 », a proposé de « Redéfinir le partage des compétences entre l’État et les collectivités territoriales en mettant en place dans chaque commune une Commission municipale de l’éducation (CMÉ) placée sous la présidence du maire et composée de représentants de la mairie et des CASECS de la commune, de la direction départementale de l’éducation, des réseaux associatifs d’écoles non publiques, avec mandat de prendre en charge graduellement la gestion des équipements scolaires au niveau de l’École fondamentale, la gestion des programmes et des personnels continuant de dépendre du ministère de l’Éducation à travers ses directions départementales de l’é́ducation (DDE). »

Du PNEF (Plan national d’éducation et de formation, 1997) à la SNA-EPT (Stratégie nationale d’action/Éducation pour tous, 2008), du  GTEF (Groupe de travail sur l’éducation et la formation, 2009-2010) au Plan opérationnel 2010-2015, les tiroirs du ministère de l’Éducation nationale regorgent de « plans », de « rapports » et de « documents d’orientation » de toutes sortes. Ainsi en est-il de la rigoureuse étude « L’aménagement linguistique en salle de classe – Rapport de recherche » (éditions Ateliers de Grafopub, 2000, 272 pages), étude commanditée par le ministère de l’Éducation nationale mais qui demeure peu connue. Aucun texte accessible du ministère de l’Éducation nationale ne consigne une quelconque suite opérationnelle qui aurait été donnée depuis 18 ans aux recommandations de cet important rapport de recherche…

Sans lien annoncé avec les plans éducatifs antérieurs, le « Plan décennal d’éducation et de formation » empruntera-t-il le cul-de-sac de la montagne qui accouche d’une souris ? L’absence de consultations véritables avec les partenaires institutionnels connus de l’éducation –en particulier avec les syndicats et associations d’enseignants–, autorise les plus grandes réserves sur l’annonce de ce « Plan décennal d’éducation et de formation » qui, pour l’heure, demeure un document étrangement secret… En définitive, avec l’annonce de ce « Plan décennal d’éducation et de formation », la direction imprimée par Pierre-Josué Agénor Cadet au ministère de l’Éducation nationale ne permet pas de « regarder avec optimisme l’avenir de l’éducation dans le pays ».

Paru dans Le National, Port-au-Prince, le 26 janvier 2018