« Pédagogies de l’échec » : réjouissant!

— Par Michèle Bigot —

pedago_echecPédagogies de l’échec
Une pièce inédite de P. Notte,
Mise en scène par Alain Timar,
Théâtre des Halles, Avignon,
Du 26 au 26/04/ 2015,
Reprise lors du festival d’Avignon, du 4 au 26/07/2015

Au centre de la scène, un podium surélevé et entouré d’une mer de tissus bruns froissés, donnant à voir un lieu isolé, rescapé d’une catastrophe, explosion, effondrement, cataclysme, séisme. Il ne reste plus rien que cet îlot de survie entouré de vide.
Dans un prologue, deux acteurs, un homme et une femme, viennent sur le bord du plateau nous expliquer le propos : ils brossent le décor d’une ville en ruines après la catastrophe.
Voici la pièce qu’Alain Timar, toujours à l’affût de nouveaux textes, a découvert un peu par hasard, par mail. Pierre Notte résume sa pièce dans ces termes:

« Au septième étage, dans des bureaux dont il ne reste rien, ni cloisons ni fenêtres, deux individus se plient aux lois de la hiérarchie. Tout autour d’eux est tombé, un tremblement de terre, une catastrophe ou un conflit mondial, peu importe. Un monde en ruines et dépeuplé. Mais ils sont là, il poursuivent, ils continuent le travail, tentent de produire du travail dans le vide et entourés de trous. Ils se soumettent aux rôles professionnels, le pouvoir et l’immunité du (de la) supérieur(e), et la servilité et l’irresponsabilité du (de la) subalterne.
Avec mauvaises fois, rancœurs, jeux d’humiliations, mises à l’épreuve, jalousies, désirs, aspirations. En bas, on monte des échafaudages, dont le coût de la location a précipité dans la faillite la boîte qui les a loués pour une reconstruction hypothétique. C’est dans cette boîte précisément que travaillent les deux individus, mais à présent désœuvrés, sans objectif, ni projet, si ce n’est celui de « continuer toujours à travailler. »
Pégagogies de l’échec, c’est une comédie féroce de la vanité de l’action et des rôles imposés, de la théâtralité des catégories socioprofessionnelles, qui veulent tenir le coup, encore et malgré tout, dans un univers aveugle quant à sa propre érosion, sa pathétique dégringolade. »
On comprend pourquoi A.Timar s’est emparé de ce texte, dans son souci d’explorer les diverses facettes de notre rapport au monde, dans ce qu’il a de plus perturbé. Ici se croisent et s’enchevêtrent deux thématiques : celle de l’aliénation par le travail et celle de l’apocalypse menaçant. Sa préoccupation rejoint celle de P. Notte, témoignant ici d’une fascination angoissée pour les rapports hiérarchiques, les jeux de domination, et toute l’aliénation mentale mise en œuvre par le travail dans la société libérale.
La mise en scène et plus particulièrement la scénographie, d’une efficacité totale, sont au service de la dramaturgie inventée par P. Notte. La tension croît inexorablement au fur et à mesure de la découverte que font les deux acteurs de l’ampleur du désastre et de leur isolement. Parler ici d’unité d’action serait peu dire ; c’est un huis clos, une île déserte sur laquelle s’affrontent deux survivants, qui se mesurent, se cherchent, se fuient. Tour à tour inquiets de respecter les rapports hiérarchiques (la femme est cadre, l’homme est un subalterne), puis de les abolir, voire de les renverser, ils se querellent, se détestent, se rapprochent. Dans leur angoissante solitude à deux, ils s’accrochent aux bribes de la phraséologie entrepreneuriale comme à des bouées de sauvetage. Sauver son image, sauver sa place au regard de l’autre, c’est tout ce qui reste. Mais ce verbiage économique, cette logique de comptable tourne court quant il s’agit de faire face aux conditions de la survie. Le corps et ses besoins naturels coupent court au boniment. L’envie de pisser, l’attirance sexuelle ramènent les personnages à une plus juste vision de leur situation. Le comique et la cocasserie se mêlent à l’angoisse. Tout à tour drôle et inquiétant, bouffon et absurde, le texte gagne en efficacité au fur et à mesure que monte la tension entre les acteurs et la menace de leur disparition.
La scénographie imaginée par A. Timar, faisant incliner le plateau sur lequel s’accrochent les personnages, donne la mesure de cette tension. Peu à peu, ils glissent physiquement, comme dérape leur esprit de la maîtrise à la débâcle. Parfois on étouffe d’angoisse, parfois on éclate de rire, parfois on rit jaune. Dans leur défaite annoncée, les acteurs terminent leur course accrochés au bord extrême du plateau, s’agrippant mutuellement dans l’espoir de survivre.
Il fait saluer ici l’incroyable performance des comédiens engagés dans cette scène de naufrage (Olivia Côte, Salim Kechiouche). L’ensemble de la dramaturgie repose sur leurs rapports et l’ensemble la scénographie repose sur leurs épaules ; de fait ils sont époustouflants, tant dans leur incroyable acrobatie que dans la clarté de leur diction et l’efficacité de leur gestuelle. Véritable chorégraphie réglée avec justesse et minutie ! Un salut particulier à la remarquable Olivia Côte, qui porte littéralement le rôle le plus difficile, celui de cette femme d’affaires en voie de perdition et en mal d’amour. Drôle et pathétique, elle incarne justement le drame de la femme moderne aux prises avec les logiques antithétiques du travail et de la vie personnelle.
En somme un spectacle réjouissant qui promet une belle saison au Théâtre des Halles.
Michèle Bigot