Non à l’instrumentalisation de la connaissance

— Par Alain Trautmann (directeur de recherche émérite CNRS, membre du bureau du Conseil scientifique du CNRS) et Sophie Duchesne (directrice de recherche au CNRS, présidente du conseil scientifique de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, coordinatrice des instances du Comité national de la recherche scientifique) —

instrumentalisation_conaissCommandé à l’OCDE par le Commissariat général à l’investissement (CGI), le « Rapport préliminaire sur les politiques d’innovation » explique comment, après une décennie de réformes acharnées du système d’enseignement supérieur et de recherche (ESR) par les ministères Pécresse et Fioraso, les structures étant posées, il ne reste plus qu’à « les mobiliser de façon stratégique » pour que le système de recherche français soit enfin tout au service de la compétitivité de l’économie française⋅ Cet objectif est rarement affirmé de façon aussi directe, même si l’accent est mis de façon récurrente sur la valorisation et le transfert. Là, les masques tombent : l’économie de la connaissance est bien la connaissance au service de l’économie, un point c’est tout.

Le rapport de l’OCDE indique la route à suivre. La future organisation de l’ESR doit reposer sur un « nombre limité d’universités de recherche », une ­dizaine au plus, dont les équipes développeront des projets financés par des contrats nationaux ou européens définis en fonction de « leur pertinence (par rapport à la demande sociale et économique) ». Les personnels doivent être distribués sur ces projets ­­en fonction des besoins, qu’ils soient eux-mêmes financés grâce à ces contrats ou qu’ils soient statutaires – ce qui pour les rapporteurs « souligne la nécessité d’une évolution du statut, qui ne devrait pas entraver l’adaptation de l’allocation RH [ressources humaines] aux besoins de la recherche ».

Le financement (agences), la mise en œuvre (grandes universités de recherche) et l’évaluation (ancienne Agence d’évaluation de la recherche et dans l’enseignement supérieur et son remplaçant, le Haut ­Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, HCERES) seront disjoints. Mais tout sera étroitement piloté « selon les priorités nationales ». L’emprise du gouvernement sur l’ESR a été ­illustrée récemment dans une série de décisions ­ministérielles comme la nomination des directeurs de l’Institut national de la santé et de la recherche ­médicale (Inserm) et de l’Agence nationale de la ­recherche (ANR) L’apparence de fonctionnement ­démocratique masque donc une réalité opaque, en ­réseaux d’influence, avec placement d’affidés, qui donne de la politique actuelle une image désastreuse.

Pour les auteurs du rapport de l’OCDE, il est temps d’en finir avec le système traditionnel français, structuré par l’articulation entre les grands organismes de recherche et l’ensemble des universités, fondé sur des personnels publics permanents, embauchés au plus près de la thèse et fonctionnant dans les collectifs de recherche qui sont financés dans la durée. Ce modèle a fonctionné efficacement pendant des ­années. Il ­rendait possible la créativité par l’autonomie donnée à ses acteurs dans la poursuite de leur recherche, autonomie qui a permis d’attirer en France des chercheurs étrangers de qualité. Cette dernière est indispensable pour aller au bout de ses idées, suivre des pistes inédites, prendre le risque de ne pas trouver ou trouver autre chose.

« L’AUTONOMIE EST UN DÉFAUT À COMBATTRE »

En revanche, dans le modèle insidieusement mis en place depuis une dizaine d’années et exposé crûment dans le rapport de l’OCDE, « l’autonomie est un défaut à combattre ». Fini les fonctionnaires qui déterminent eux-mêmes leurs programmes de recherche. Fini les laboratoires dans lesquels s’élaborent collectivement les programmes et s’éprouvent les idées : les équipes se formeront et se déferont au gré des ­financements obtenus. Fini le temps long de la recherche : on dira aux scientifiques ce qu’il faut trouver, et vite. Fini la recherche pour la recherche, la quête de savoir, le ­développement de l’esprit critique : dans quelques universités on cherchera pour gagner et pour entreprendre, dans les autres on formera les étudiants pour qu’ils obéissent et qu’ils vendent.

Beaucoup d’acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) s’interrogent : pourquoi Mmes Pécresse et Fioraso ont-elles créé un système que tout le monde – lors des assises de l’ESR notamment – considère comme absurde, illisible et coûteux ? Ce système épuise les personnels statutaires, sommés de s’adapter à des changements incessants de cap, de ­sigle, de structure ; il est injuste pour les jeunes qu’on installe dans la précarité ; il décourage ceux qui étaient prêts à s’engager sur la même voie.

Le rapport de l’OCDE semble donner la réponse : la logique ­Pécresse-Fioraso vise à priver l’ESR de son autonomie pour le mettre au service de la compétitivité économique. Les termes crus de l’OCDE contrastent avec les discours habituels : le modèle « traditionnel ou administré » est dépassé car il est « fondé sur les grandes structures autonomes, ayant un ­contrôle fort sur leurs domaines d’activité respectifs ». Il doit être remplacé par un nouveau modèle « fondé sur une programmation maîtrisée par l’Etat » dans lequel le financement sur projet et la précarité ­deviennent la norme…
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