Musique et danse à l’Atrium.

— Par Selim Lander —

Avec le Requiem de Verdi dans la grande salle, la compagnie de Christiane Emmanuel dans la salle Fanon, la fin de semaine dernière a été particulièrement riche en événements culturels. Le Requiem de Verdi est une œuvre exceptionnelle qui réclame des moyens exceptionnels. On en jugera à l’aune de ceux qui étaient déployés chez nous : cent vingt choristes, un orchestre en formation symphonique de cinquante-huit musiciens, les quatre chanteurs solistes requis pour les parties de basse, ténor, mezzo et soprano ! Ce n’est pas tous les jours que les Martiniquais ont l’occasion d’assister à un tel événement qui sera à nul doute le clou de l’année Césaire ! Le lien entre Verdi et Césaire peut apparaître ténu mais, ainsi que le père Élie – à l’origine de l’événement – l’a remarqué en préambule, le hasard du calendrier (grégorien) fait bien les choses, puisque l’année 2013 est tout autant celle du centenaire de la naissance de Césaire que celle du bicentenaire de la naissance de Verdi. Par ailleurs le Requiem est dédié à Alessandro Manzoni, un ami de Verdi qui fut aussi un écrivain engagé politiquement, tout comme Césaire donc.

Quoi qu’il en soit, ce fut un vrai bonheur que de réentendre – ou de découvrir pour ceux qui ne le connaissaient pas encore – cet incontestable chef d’œuvre de la musique romantique. Une musique paradoxale, en l’occurrence, qui s’accorde plutôt mal avec les paroles latines tirées de la liturgie catholique. Car c’est la terreur qui doit saisir les morts avant le jugement : « Mors stupebit et natura, cum resurget creatura judicanti responsura » (la mort et la nature seront dans l’effroi lorsque la créature ressuscitera pour rendre compte au juge). Que peuvent-ils faire d’autre que gémir, ces morts, conscients qu’ils sont de leurs fautes passées : « Ingemisco tanquam reus, culpa rubet vultus meus ; supplicanti parce Deus » (je gémis comme un coupable, la rougeur me couvre le visage à cause de mon péché ; pardonnez mon Dieu à celui qui vous implore) ? Ainsi le texte ne cache-t-il rien de l’incertitude d’un jugement dont le résultat dépendra pour l’essentiel de la bonne volonté divine : « Qui salvando salvas gratis, salva me, fons pietatis » (Vous qui sauvez par grâce, sauvez-moi, ô source de miséricorde).

La musique cependant n’insiste guère sur l’inquiétude des défunts confrontés à la perspective du jugement mais plutôt sur la toute puissance divine : « Rex tremendae majestatis » (ô Roi dont la majesté est redoutable). Après les premières mesures confiées aux violoncelles, le cœur entonne doucement le premier morceau « Requiem aeternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis » (Seigneur, donne-leur le repos éternel et faites luire pour eux la lumière perpétuelle). Puis vient le Kyrie chanté par les solistes et, très vite, le Dies irae qui commence par un solo de trompettes avant le déchaînement de l’orchestre accompagné par la grosse caisse : « Dies irae, dies illa, solvet saeclum in favilla » (jour de colère que ce jour-là où le monde sera réduit en cendres) ! Un morceau saisissant dont on ne sait pas très bien s’il n’était pas d’abord destiné par le compositeur à exalter l’Italie réunifiée plutôt que le dieu rédempteur.

On ne poussera pas davantage la présentation du Requiem, la musique étant faite pour être entendue, pas racontée. On aura compris cependant qu’une telle musique exige une interprétation impeccable. Celle qu’il nous fut donné d’entendre n’était pas loin de la perfection. Cela était avant tout dû à la qualité de l’orchestre de l’Opéra de Slovaquie, emmené par un chef lui-même slovaque, Peter Valentovic. Les solistes ont paru plus inégaux : la basse (Peter Mikulas) et la soprano (Adriana Kohutkova) très bons, la mezzo-soprano (Terezia Kruzliakova), pas mauvaise après des débuts laborieux, par contre le ténor (Ludovit Lhuda) n’a jamais semblé à l’aise avec sa partition. Quant au chœur, un ensemble composé de plusieurs chorales martiniquaises (Sainte Thérèse, Voix Nouvelle, Orphée, Allégresse) et de la chorale toulousaine À contre-temps, il nous a donné l’impression de manquer de puissance (ce qui était pour le moins étonnant, vu le nombre de choristes) mais l’endroit où nous étions placé, au plus près de l’orchestre et des solistes, explique peut-être cette impression.

Changement d’échelle et d’atmosphère, transfert à la salle Frantz Fanon pour le ballet Mangrove chorégraphié par Christiane Emmanuel, avec une troupe quasiment identique à celle qui s’était produite en novembre dernier, au Théâtre municipal, dans le ballet intitulé Les Petites Choses de la vie.

Comme la danse classique, la danse contemporaine a ses figures obligées ; elles sont néanmoins différentes. On reconnaît presqu’inévitablement dans un ballet contemporain : l’éveil, la reptation, le tas, le défi, la lutte, le coït, le retour au calme, etc. Tout le talent du chorégraphe consiste donc à introduire un peu de nouveauté dans l’exécution de ces figures et à les organiser en une dramaturgie à peu près lisible. Naturellement le choix des musiques et des lumières comptera pour beaucoup dans le résultat.

C’est le cas ici avec une musique qu’on nous dit afro-progressive (?), en tout cas adaptée au propos, une forme électroacoustique nullement envahissante. Quant à l’éclairage, outre un jeu de projecteurs classiques, on remarque la projection de tâches colorées à la fois sur la scène et sur le fond de scène, qui crée une ambiance onirique elle aussi adaptée au propos. Mais quel est-il ? D’après la déclaration d’intention que tout le monde peut lire dans le catalogue de l’Atrium, « les cinq danseurs hybrides (entre animalité et humanité) [sont censés] refléter le dyptique (sic) homme-animal omniprésent dans l’art pictural afro-caribéen ». Pourquoi pas ? Mais le spectateur non prévenu est en droit d’y voir d’autres choses.

En réalité les danseurs ne sont pas cinq sur scène mais seulement quatre et ils sont accompagnés par un comédien (Ricardo Miranda). Ce dernier, très grand, affublé de seins postiches en forme d’obus, les yeux bordés de noir, portant sur le corps des peintures comme certains peuples dits premiers, apparaît et disparaît, traversant la scène en jouant de ses bras comme une apsara. Bien que sa prestation en tant que danseur ne soit guère convaincante, dominant les quatre danseurs de toute sa hauteur dégingandée il introduit un élément incongru qui ajoute incontestablement du sens au ballet. Représente-t-il la divinité adorée par les humains primitifs qui se roulent à ses pieds ? Ou sommes-nous dans une allégorie nietzschéenne, avec les danseurs dans le rôle des « derniers hommes » et Miranda dans celui de Zarathoustra ? Toutes les interprétations sont évidemment possibles.

Par ailleurs les quatre danseurs ne déçoivent pas, la chorégraphie non plus, qui joue principalement sur des mouvements non coordonnés des danseurs qui semblent enfermés chacun dans une sorte d’autisme et ne se rejoignent que rarement pour satisfaire à certaines des figures imposées mentionnées plus haut (le tas, le défi, le coït…). Comme rien n’est jamais parfait (à quoi serviraient les critiques si ce n’était le cas ?), on peut néanmoins remarquer que le spectacle pourrait être davantage resserré. Il y a des longueurs, des répétitions, et le spectateur – même attentif et bienveillant (comme se doit de l’être tout critique) – se perd parfois.

Verdi, Messa da Requiem (1874), une production du CMAC, les 25 et 26 avril à Fort-de-France.

Mangrove, une production de l’Atrium, les 25 et 26 avril à Fort-de-France.