« Moi, fardeau inhérent », une ballade sauvage et poétique

— par Janine Bailly —

Peut-être me faudrait-il seulement, au sortir de la représentation de « Moi, fardeau inhérent », donnée dans son premier “seule en scène” par Daniely Francisque, écouter Anatole France et me contenter d’être celle « qui raconte les aventures de son âme au milieu des chefs-d’œuvre ». Tant il est difficile d’analyser ce qui plus qu’à notre raison a su d’abord parler à nos sens et à notre cœur, faisant éclore une émotion poignante, un bouleversement parfois proche des larmes. La comédienne, actrice et responsable de la mise en scène, nous donne non seulement à entendre, mais encore à ressentir le texte du dramaturge haïtien Guy-Régis Junior : en nous il s’insinue, par les oreilles, par les yeux, par la peau qui frissonne, langage de mots, langage de corps, langage de mains qui nous saisit et au long d’une heure ne nous lâche plus, nous traverse et ne nous laissera pas indemnes.

Dans l’obscurité de la salle, la voix de la comédienne dit le texte, qui annonce l’histoire, le statut de la femme, seule dans la nuit sans lumière mais qui se défend d’être abandonnée. Texte apaisé, secret chuchoté à notre oreille, comme magnifié par l’enregistrement. Sur un côté de la scène elle est debout, peu à peu elle émerge du noir néant, s’écoutant dire. Écartelée déjà, son visage en deux coupé par le faisceau de lumière, un côté sombre, l’autre dans la clarté. Puis elle accompagne la voix première, la supplante, l’éteint, occupe tout l’espace. Voix bientôt courroucée, projetée vers nous, et projetée vers l’autre, l’absent retranché dans sa maison. Qu’elle attend, qu’elle attendra jusqu’à la fin, puisqu’il le faut, c’est une absolue nécessité, la seule façon de déposer le fardeau, d’exorciser ce mal qui pèse sur elle et sur toutes les femmes de la terre quand les hommes les humilient, les violentent, les forcent, objets-proies-butins d’une guerre dont elles n’ont pas reçu les armes. Des mots, en torrent qui déferle, qui se bousculent, qui nous bousculent et pour être entendus sont contraints de lutter avec l’orage et la pluie obstinée. Une pluie têtue, tantôt salvatrice, qui lave, tantôt intruse et obsédante, que l’on invoque et qui de la terre gorgée, pénétrée, fait suinter d’humides odeurs. Une pluie dangereuse, peut-être complice de l’homme reclus dans sa maison. Une pluie à la fin protectrice, que l’on convoque pour qu’elle noie les chemins sur lesquels en embuscade attendent les hommes, bourreaux des filles qui vont.

La femme est venue dire. Venue faire. La femme et la mère. Attendre l’homme, l’effacer, le nier, l’éteindre. C’est pour cela qu’elle a pris la route sans écouter ceux qui le lui déconseillaient, sa propre mère la première. Dans sa main, l’orage et le glaive de la justice… le glaive et la balance… le gun  aussi. Elle demeure obstinément sous la pluie, se tourne vers la faible lueur suspendue dans les cintres en fond de scène, et qui figure la lucarne où l’homme refuse d’apparaître. Elle l’invective, litanie d’insultes imagées, cruelles, inventives, elle le somme de sortir. Elle crie, sa bouche crie, tout son corps crie. Vers lui mais aussi vers nous, avancée tout en bord de scène, et l’on sent la respiration colère de son ventre nu, pulsations visibles sous la peau découverte. Ventre rond, ventre sacré de la maternité, mais ventre que l’homme prend et saccage.

Car elle dit, la femme, elle dit les regards dans les rues, sur les femmes, les frôlements qui “ensauvagent” et souillent. Les oncles pervers quand sous les robes en dentelles des petites filles ils imposent leurs jeux malsains, qui si tôt brisent les innocences. Et sa parole nous entraîne irrésistiblement vers le nœud gordien de l’histoire, là où ça hurle, là où ça souffre, vers son Idéline, sa petite fille victime, abusée, tyrannisée. L’emploi obsessionnel, anaphorique du possessif — mon Idéline/ma fille/mon enfant  — donne à ces moments du monologue la force d’une psalmodie antique. Dans une longue phrase sans respiration, reprise et modulée, et dont la force ira croissant, Daniély est la douleur, la révolte et le drame, jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’au bout de la parole qui se perd échevelée dans le bruit de l’orage, jusqu’à ce que les mots ne nous soient qu’à peine audibles et que le corps suffise à dire. Réminiscence alors d’un tableau, Le Cri, d’Edvard Munch. En écho, sur la bande sonore, perçant sous la musique, la voix de Betty Davis “la sulfureuse”, qui eut maille à partir avec les hommes et, dans la violence, se sépara de Miles Davis son époux d’une année. 

La femme est venue. D’abord dans son déguisement, cheveux noués serrés, pantalon-veste sombres, toute féminité niée — l’égale de l’homme ? Entre ombres et lumières, d’un tableau à l’autre elle se défait de ces attributs, se libère, s’effeuille et se retrouve dans son orgueilleuse nudité de peau sombre. Altière, juchée sur les hauts talons rouges d’une démarche fière. Ses cheveux dénoués, libres enfin ; féminité reconquise, assumée — pour lancer à l’homme un défi ? La veste, elle la remettra pourtant. Nous donnant le dos, elle jouera le rôle de l’homme, mâle bête brute, qui perpètre le viol et dont elle dira les mots, les éructations, suggérera les mouvements dans une étonnante gestuelle. Et nous, public sidéré, serons dans la lumière venue de la scène, avec elle regardant dans une même direction !

Et puis, comme le calme vient quand s’apaise la tempête, la comédienne un instant disparue rentre sur la scène, petite robe sage fleurie de printemps, sages aussi les cheveux disciplinés, sages les sandales plates. Elle prend un panier d’osier — image alors d’un Chaperon Rouge que guetterait le loup — et le calme n’était qu’une apparence, puisque sur une corde tendue en diagonale d’un angle à l’autre, elle épingle des linges tirés de son panier, blancs mais en chiffons, lambeaux de toile lacérée, et son regard au ciel semble chercher l’orage…  

Après « Cyclones » et « Ladjablès, femme sauvage », la compagnie TRACK nous propose donc le dernier volet d’une trilogie « #Duels2Femmes », qui entre en résonance avec les mouvements  récents où l’on a entendu se libérer la parole des femmes. Daniely Francisque, elle, a pris « Moi, fardeau inhérent » à bras le corps, le texte s’est emparé d’elle, elle s’est emparée de lui, elle nous le délivre comme un coup de poing salutaire. « Je le chevauche »,  nous dit-elle. Pour que plus jamais le corps de la femme ne lui soit fardeau. Et qu’importe si tout n’a pas fait sens, en raison de la richesse poétique d’une écriture qui pourrait à tort sembler déconstruite, comme désarticulée entre métaphore et réalité, poésie et crudité, et qui résiste tant soit peu lors de la première écoute… N’est-ce pas Louis Jouvet qui disait : « Au théâtre, il n’y a rien à comprendre, mais tout à sentir » ?

Fort-de-France, le 25 janvier 2019

Photos Philippe Bourgade

Photo couleur Paul Chéneau