« Moi, Daniel Blake » : Ken Loach ne renonce pas

— Par Michaël Melinard —

moi_daniel_blake-2Six fois primé au festival de Cannes, où il avait reçu la Palme d’or en 2006 pour Le Vent se lève, Ken Loach, 79 ans, se voit couronner pour la deuxième fois avec Moi, Daniel Blake, qui raconte les démarches d’un menuisier cardiaque pour récupérer sa pension d’invalidité.

Cannes, envoyé spéciale. Ken Loach va célébrer, le mois prochain, son 80e anniversaire. Il se murmurait récemment que le discret cinéaste britannique s’apprêtait à prendre sa retraite. On ne peut certes jurer de rien à propos de son avenir. Néanmoins, force est de constater que l’éminent représentant d’un cinéma engagé n’a pas baissé les armes, toujours prêt à battre le fer contre la dérégulation de l’économie et le démembrement du service public outre-Manche. La force évocatrice de ses films tient dans sa capacité à donner à ses constats, ses colères et ses révoltes un visage humain.

Dans ce vingtième long métrage, le douzième en compétition, il a les traits du menuisier Daniel Blake (Dave Johns). Ouvrier expérimenté et compétent, Daniel se remet à peine d’un problème cardiaque. D’un côté, son médecin lui interdit de travailler. De l’autre, sa pension d’invalidité lui a été supprimée après un entretien succinct avec une professionnelle de santé représentant une entreprise privée, mandatée par l’État pour évaluer la légitimité de ses allocations. Daniel n’est pas homme à se laisser traiter de la sorte. Il multiplie les appels et les déplacements pour faire valoir ses droits. Mais, même avec la meilleure volonté du monde, ce travailleur manuel peine à se faire entendre dans cet univers dématérialisé où tous les services ont été numérisés, rendant toute discussion et toute négociation quasi impossibles. Au cours de ses démarches, il rencontre Rachel (Hailey Square), une mère célibataire avec deux enfants. Elle aussi doit lutter afin de toucher intégralement ses indemnités. L’ouvrier proche de la soixantaine et la jeune mère de famille tentent de s’entraider pour conserver la tête hors de l’eau et trouver des alternatives.

À la lisière de Raining Stones, de My Name is Joe et d’It’s a Free World, Moi, Daniel Blake ne renouvelle pas le cinéma de Loach. Il n’empêche, ce film n’en demeure pas moins captivant, incarné et traversé par des fulgurances. En une séquence au Pôle emploi britannique, il rappelle à quoi mène l’assentiment aveugle. De simples employés deviennent les plus féroces serviteurs d’un système aliénant, culpabilisant et répressif. Les justes, ceux qui tentent de se révolter, sont menacés et mis sur la touche. En filigrane, le cinéaste interpelle la classe ouvrière, incite à ne pas renoncer à la bataille. Avec Loach, la lutte des classes n’a rien perdu de son acuité. L’oligarchie l’a compris et la mène sans retenue. Le cinéaste est paré au combat. Ken Loach reste rouge vif.

Moi, Daniel Blake, de Ken Loach. Grande-Bretagne, 1 h 40.

L’Humanité.fr

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Ken Loach : « Ils veulent faire croire aux pauvres qu’ils sont des incapables »

Entretien réalisé par Machaël Mélinard

Comme ces athlètes qui effectuent un come-back victorieux, Ken Loach a annoncé sa retraite en 2014 avant de revenir récolter une deuxième palme d’or pour Moi, Daniel Blake. Pourtant, à 80 printemps, le cinéaste britannique conserve une timidité et une humilité non feintes. Avant de répondre à la moindre question, il s’inquiète de la santé de « l’Humanité » et de l’« HD », comme on demande des nouvelles à un vieux camarade. Rencontre avec le cinéaste qui porte la classe ouvrière à l’écran pour en faire une héroïne.
HD. Pourquoi avoir décidé de raconter l’histoire de cet ouvrier sexagénaire aujourd’hui ?

Ken Loach. Il fait partie de ce groupe de personnes vulnérables. Il a travaillé dans l’industrie puis dans l’artisanat traditionnel. Il ne maîtrise pas les nouvelles technologies. Il a des problèmes de santé, mais ne réclame jamais rien. C’est tout à fait le type de personne que le gouvernement britannique veut exclure des listes du chômage.

HD. Comment expliquez-vous qu’un gouvernement dirige le pays contre son propre peuple ?
Ken Loach. Les dirigeants le font consciemment. Ils se servent de la santé des citoyens pour faire baisser les statistiques. Ils savent que les gens malades qui font appel de leur radiation des listes de chômage gagnent. Mais beaucoup sont démoralisés ou se sentent trop faibles pour faire appel. Les tentatives de suicide augmentent. Mais le gouvernement gagne puisque ces gens perdent leurs allocations. Le problème est idéologique. Ils veulent faire croire aux pauvres qu’ils sont des incapables et feignent d’ignorer que près de 2 millions de personnes sont sans emploi. « Si vous n’avez pas de travail, c’est parce que votre CV n’est pas bon, parce que vous êtes arrivé en retard à un rendezvous, parce que vous ne maîtrisez pas la technologie ou parce que vous n’avez pas postulé pour tel travail. Quelle que soit la raison, vous avez échoué par votre propre faute. » Si les gens n’admettent pas qu’ils sont responsables, ils vont s’en prendre au système. Ce que les dirigeants veulent éviter puisqu’ils sont là pour le protéger et l’étendre. Il y a toujours eu cette conscience, si l’on se réfère à l’ère élisabéthaine et aux lois sur les indigents, que les mendiants devaient être conduits hors de la paroisse. À l’ère victorienne, l’idée était de différencier les « pauvres méritants » des autres, de voir qui mérite de l’aide et qui n’en est pas digne.
HD. Pourquoi vous est-il si nécessaire de montrer la classe ouvrière à l’écran ?
Ken Loach. La présence physique des gens montre leur histoire. Les rides, le maintien, leurs mains, leur alimentation indiquent leur classe sociale, la vie qu’ils mènent. On peut voir la pauvreté sur la texture de la peau.

Nous essayons toujours de privilégier l’authenticité. Quand j’ai filmé la queue devant la banque alimentaire, j’ai tourné en décors réels avec des bénéficiaires… payés au tarif syndical. Car on ne peut pas faire un film sur l’exploitation en exploitant les gens.

HD. Que vous inspire le Brexit ?
Ken Loach. C’était un débat compliquépour toute la gauche. L’Union européenne est une organisation néolibérale. Elle promeut la privatisation, la sous-traitance dans les services publics. La manière dont elle a traité la Grèce pour permettre aux entreprises privées de racheter les services publics est une politique de classe en faveur de la finance. Mais sortir de l’UE est aussi l’assurance que le gouvernement conservateur supprime le minimum de protection pour les travailleurs et l’environnement. Les investisseurs préfèrent être dans l’Union (pour bénéficier du dumping social).
Pour rester compétitifs et rendre le travail moins cher, les salaires vont baisser. Les impôts vont diminuer, mais cela va réduire les moyens pour la santé, l’éducation, la protection sociale…

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