Mémoire d’une seule traite

— Par Patrick Mathelié-Guinlet —

J’ai traversé pour l’autre bord,
le bord de ce beau pays de France.
Je suis allé à Bordeaux
au bord de l’eau
sur les quais ensoleillés,
laissant au fil du fleuve mon esprit vagabonder.
J’y ai humé comme un fumet
persistant et rance
de larmes, de sang,
de sueur et de peur,
comme un relent
de mort, d’humiliation, de souffrance.
J’ai contemplé les fantômes de ces grands bateaux négriers
remontant l’estuaire, toutes voiles déployées,
qui firent la fortune des commerçants
de bois d’ébène sur le dos des esclaves.
Les fantômes de ceux qui sucèrent la moelle de l’Afrique.pour toujours plus de fric
et instaurèrent l’ignominie du Code Noir.
J’ai entendu claquer le fouet
entre cliquetis des fers, bruits de vomis,
cris de douleur, gémissements de désespoir
dans l’étouffante chaleur du fond de cale
où l’homme vaut moins qu’un animal !
J’ai tourné sept fois autour de l’arbre de l’oubli
à m’en donner le tournis
.pour mieux sentir le déracinement
de ma généalogie
étêtée, amputée, dispersée,
vaporisée, diasporisée…
Aux frontons de leurs belles maisons de pierre
j’ai vu devant mes yeux catastrophés
les têtes de mes ancêtres, trophées
exposés sans pudeur,
mascarons symboles des richesses accumulées.
Mais cet argent avait une odeur,
celle de la dignité volée,
de la fierté piétinée,
de l’identité écrasée,
de l’humanité niée…
Un parfum de pourriture et de cadavres
s’exhalant d’une toute petite plaque de bronze gravée,
cachée à terre au milieu des pavés
comme l’expression d’une trop grande honte non assumée
et que l’on foule aux pieds
sans y penser.
Alors mes narines se sont pincées,
mes yeux embués
et je me suis levé
afin de réclamer
mon dû : MÉMOIRE, RESPECT, RÉPARATION !

Patrick MATHELIÉ-GUINLET
(Bordeaux, 07-05-08)