« L’intraitable beauté du monde » par Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant

Toute l’œuvre d’Édouard Glissant a appelé de ses vœux un événement comme celui qui vient de se produire aux Etats-Unis : Barack Obama est l’incarnation de ce qu’il nomme depuis trente ans la « créolisation » du monde.

Son élection est un fait sur lequel on ne peut désormais plus revenir. Qu’est-ce que Barack Obama fera de cette victoire ? C’est aujourd’hui impossible à dire.

Dans cette lettre ouverte écrite un an après Quand les murs tombent, Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau s’adressent au 44e président des États-Unis, premier Africain-américain à accéder à la Maison Blanche, et appellent à une réflexion entre poétique et politique sur ce que pourrait être demain l’action d’Obama, président de la première puissance mondiale.

 

En voici un extrait :

 

 

“C’est une rumeur de plusieurs siècles. Et c’est le chant des plaines de l’océan.

 

Les coquillages sonores se frottent aux crânes, aux os et aux boulets verdis, au fond de l’Atlantique. Il y a dans ces abysses des cimetières de bateaux négriers, beaucoup de leurs marins. Les rapacités, les frontières violées, les drapeaux, relevés et tombés, du monde occidental. Et qui constellent l’épais tapis des fils d’Afrique, dont on faisait commerce, ceux-là sont hors des nomenclatures, nul n’en connaît le nombre.

 

Et sans doute, au monde, avant et après ces Traites, y eut-il combien d’autres gouffres ouverts, sous toutes les latitudes, et concernant combien de peuples. Mais ces Africains déportés ont défait les cloisonnements du monde. Eux aussi ont ouvert, à coups d’éclaboussures sanglantes, les espaces des Amériques. Ils sont entrés dans la puissance étasunienne, comme un de ses fondements, mais aussi comme un de ses manques. Comme une puissance et comme un manque et comme la plus précieuse des fragilités. Ils sont en nous. Ils sont en vous, monsieur.

 

Ils sont aussi entrés, alentour, dans les histoires croisées des Amériques du Sud, du Brésil et de la caraïbe, dans la pensée des archipels qui aujourd’hui délace celle des continents. Ceux-ci sont impérieux et d’une seule vérité, et se projettent en flèche. Les archipels sont fragiles, mais accordés aux multiples vérités du monde actuel. L’océan de la Traite fut ainsi un continent obscur, la Caraïbe où s’implantèrent les Plantations à esclaves en fut la traîne archipélique.

 

Ce qui reste de ces anciens transbordés, ce limon des abysses, c’est tous les mondes anciens qui ont été broyés jusqu’à donner vrai lieu à une région nouvelle. Un monde avait laminé l’Afrique. Les Afriques ont engrossé des mondes au loin. Cela manifeste et nous fait comprendre le Tout-monde, donné en tous, valable pour tous, multiple dans sa totalité, qui se fonde sur cette rumeur des abysses. Or la rumeur a quitté les fonds, et à travers vous, monsieur, voilà qu’elle nous fascine de cela même que les nations des hommes connaissent actuellement de plus dominant entre toutes les nations : les Etats-Unis d’Amérique. Cette réalité, dont l’ombre a grandi partout aux alentours, parmi tant d’autres amertumes et tant d’autres succulences, elle aussi nous est jaillie du Gouffre.”

L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack

par Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, grands écrivains martiniquais

lundi 19 janvier 2009 par Patrice Berger

Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant L’intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama Galaade Éditions et l’Institut du Tout-Monde

« 

Un sensible auteur de blog de la grande île a choisi d’offrir à ses lecteurs cet extrait du texte magnifique de nos poètes de la créolité fondatrice, emboîtons lui un peu le pas :

« Analystes, prophètes, économistes, financiers et politologues, experts, voyants et savants de toutes sortes s’accorderont pour dire que la marge est étroite, voire inexistante, que vous tomberez dans une crise déjà ouverte, et ils ne voudront vous consentir qu’une puissance symbolique, éphémère et de parade, et qu’un temps déjà effrité. Mais tous ceux-là auraient été incapables de prédire ce miracle que vous avez imposé à leurs expertises. Vous êtes un éclair tranquille d’imprévisibilité, votre marge de manoeuvre est dans l’imprévisible. Nous ne courrons point le même danger que vous, mais nous vous accompagnerons. Car si toute grande politique est de Relation, tout art l’est aussi, ils portent le cri du monde jusqu’au plus clair de la parole et du chant : alors, bonne chance en Relation, monsieur ».

Rue89 a rencontré les deux auteurs, et c’est bien intéressant, il faut en remercier cet excellent site d’information :